C’est d’après un texte d’Alain Damasio que la prochaine pièce de Vladimir Steyaert s’articule. Ce metteur en scène véritablement doué voit le théâtre comme une forme de langage qui peut transmettre des pistes de réflexions sur le monde qui nous entoure. Ici ce sont les nouvelles technologies sur lesquelles il souhaite poser un regard critique. Il est présent dans la programmation de Courts-Circuits, prétexte de cet échange, pour vous donner envie, nous l’espérons, d’aller à sa rencontre.

Comment es-tu arrivé au théâtre et pourquoi avoir choisi cette forme d’expression ?

À l’adolescence, j’ai eu la chance de voir graviter dans ma sphère familiale des comédiens et des metteurs en scène. J’ai ainsi pu assister à des répétitions, faire mon stage en entreprise de collège à la Comédie de Saint-Étienne ce qui m’a permis de découvrir l’envers du décor. J’ai été fasciné par les coulisses, les différents corps de métier qui concourent à la création d’un spectacle, le travail sur le texte et surtout le travail de mise en scène et la manière dont on peut interpréter une pièce. Ensuite, en parallèle d’études qui ne me plaisaient pas, j’ai continué à lire beaucoup de théâtre et à découvrir de très nombreux spectacles jusqu’au jour où, à force de voir des mises en scène qui ne me convainquaient pas, je me suis dit présomptueusement que je pourrais faire mieux et j’ai décidé de me lancer dans le grand bain ! J’ai alors pu me former sur le tas à la Comédie de Saint-Étienne en étant d’abord assistant de Jean-Claude Berutti, alors directeur de cette structure, puis en faisant mes propres mises en scène.

Tu as dans certaines pièces un regard « critique » sur le monde qui nous entoure, notamment sur les dérives technologiques. Pourquoi ce parti pris ?

Ce qui m’intéresse dans le théâtre, c’est de donner à réfléchir à des sujets complexes, sans manichéisme. Je crois fortement à l’intelligence du spectateur et j’aime l’idée que durant le temps d’une représentation, on peut réunir une communauté qui met en branle une pensée sur le monde qui nous entoure. Je suis frappé par l’importance que les nouvelles technologies ont prise dans nos vies. Je suis moi-même issu de la culture geek et fasciné par les opportunités qu’elles peuvent offrir. Mais je m’aperçois que ces nouvelles technologies, au lieu de réduire les inégalités, les creusent encore plus. On vit tous, notamment sur le plan administratif, des expériences absurdes où le numérique a pris le pas sur l’humain et où, quelque chose qui pouvait se régler facilement, prend maintenant des délais énormes. Comme si le numérique accentuait le côté kafkaïen de notre vie en société.

Parallèlement, il y a une fracture numérique qui s’accentue entre les générations mais aussi entre ceux qui maîtrisent ces nouveaux outils et ceux qui les subissent. Il me semble que pour ne pas subir ces dérives technologiques, il y a un gros travail de pédagogie à faire pour mieux les connaître et les appréhender. C’est pourquoi, une figure comme celle d’Alan Turing me fascine. Il a participé aux prémices de l’informatique moderne, a inventé le concept d’intelligence artificielle et je trouve que c’est hyper important d’être au courant des fondements du numérique. De même, il est nécessaire de faire connaître l’histoire d’Internet et notamment l’idéologie libertaire qui s’est développée dans les premiers temps de sa démocratisation avec la culture du partage et de la libre circulation des connaissances. Et d’expliquer comment les GAFAM ont pris le pouvoir et muselé son utilisation. Je ne suis pas technophobe mais j’aimerais réussir, d’abord pour moi-même, à réfléchir à d’autres usages des nouvelles technologies qui soient plus démocratiques, plus écologiques et moins mercantiles. Ainsi, les parcours de certains hackers ou de lanceurs d’alerte qui les utilisent différemment me semblent indispensables à connaître pour changer nos imaginaires liés au numérique.

Ton spectacle Scarlett et Novak, d’après un texte d’Alain Damasio poursuit ce « cycle », entre spectacle, lanceur d’alerte, témoignage… Tu peux nous dire un mot sur cette pièce et ce qui t’a intéressé à la monter ?

Avec Codebreakers et Prof. Turing, je parlais de la manière dont l’informatique moderne est née et comment le concept d’intelligence artificielle a éclos au début des années 1950 avec la question : les machines peuvent-elles imiter l’homme ? Avec Scarlett et Novak, je fais un bond dans le temps en créant une dystopie qui se passe dans un futur proche et où les rapports entre êtres humains sont remplacés par des rapports humains vs machines. Dans ce texte, Alain Damasio raconte la relation entre un jeune homme, Novak, et l’intelligence artificielle de son smartphone, Scarlett. Scarlett est tout pour Novak : c’est sa confidente, c’est elle qui choisit tous les éléments de sa vie (heure du réveil, musique, choix des repas et des vêtements, etc.) en se basant sur les algorithmes. Novak a l’impression de vivre dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où il se fait agresser, voler son smartphone et surtout supprimer ses données ce qui fait disparaître Scarlett.

Ce qui m’a particulièrement plu dans ce texte est qu’Alain Damasio y développe le concept de technococon, c’est-à-dire la manière dont les nouvelles technologies nous enferment dans une bulle qui nous semble très confortable et de laquelle nous ne souhaitons pas sortir. En somme, c’est une réécriture contemporaine de la servitude volontaire de la Boétie. En accentuant des dérives de notre époque en les plaçant dans un futur proche, ce texte nous force à réfléchir à nos propres usages des nouvelles technologies et surtout à réfléchir aux futurs et alternatives que nous souhaitons vraiment.

Scarlett et Novak sera joué à l’Usine dans le cadre du temps fort « Courts-circuits» ». Tu peux nous en dire plus ?

Je suis très heureux de pouvoir jouer à l’Usine car c’est dans cette salle que j’ai créé en 2010 mes deux premiers spectacles, Débris de Dennis Kelly et Huis Clos de Jean-Paul Sartre. J’y ai donc une attache sentimentale forte ! Ce temps fort « Courts-circuits » est un événement que de nombreuses compagnies stéphanoises attendaient depuis longtemps afin de mettre en avant la créativité et l’effervescence théâtrale de notre territoire. Il est compliqué pour les artistes stéphanois de faire connaître leur travail au-delà des frontières du Département. C’est donc une belle opportunité collective de faire découvrir la création stéphanoise et ligérienne et de faire venir des programmateurs de toute la Région.

En plus, cette initiative, lancée à l’origine par la Comédie de Saint-Étienne, le Verso et la Comète, est portée de manière horizontale par plusieurs lieux du Réseau « Loire en Scène » qui fédère les salles de spectacles de la Loire. Cela permet non seulement d’ouvrir plus de fenêtres de visibilité aux artistes du territoire mais aussi de mettre en avant le travail d’accompagnement opéré par tous ces lieux, travail indispensable à la vitalité artistique du territoire. Ce temps fort va connaître sa deuxième édition et j’espère fortement qu’il y en aura d’autres et que Saint-Étienne sera encore plus présente sur la carte du théâtre français.

Un mot pour conclure ?

Saint-Étienne est un vivier artistique qui possède de surcroît de très belles infrastructures (Comédie de Saint-Étienne, le Fil, la Rotonde-Explora, Verso, Chok Théâtre, Opéra…) pour une ville de cette taille. L’offre culturelle y est très riche et très dense. Profitez-en ! Et déplacez-vous dans tous ces lieux ! C’est la meilleure réponse à apporter aux politiques qui ne voient la culture que comme une variable d’ajustement et qui réduisent drastiquement depuis plusieurs années l’investissement public dans la culture.