Depuis plus de 20 ans, les cahiers intempestifs, maison d’édition atypique, s’est fixée comme mission, à travers sa forme et son fond, de faire la part belle aux artistes. Pour cela une revue éponyme a vu le jour, identifiable car parée de plexiglas, contenant des feuilles justes pliées et imposées, à qui on a épargné la piqûre métallique qui aurait pu, d’une certaine façon, défigurer le magnifique contenu éditorial. D’autres livres-objets extraordinaires ont complété le tableau ainsi que la fameuse box. À l’occasion de la sortie du livre d’artiste de maxime duveau qu’elle a réalisé pour le musée d’art moderne et contemporain, nous avons décidé d’en savoir plus sur Véronique Gay-Rosier. Une graphiste curieuse, passionnée, exigeante, d’une créativité et d’une inventivité telle qu’il fallait que cela soit dit.

25 ans d’édition à saint Étienne. Présentes dans le monde entier. Les éditions des Cahiers intempestifs dont tu es la directrice artistique et éditoriale sont depuis toutes ces années une vitrine haut de gamme pour les artistes et pour Saint Étienne. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Les Cahiers Intempestifs continuent à être des « entremetteurs d’histoires », et à aider les artistes à penser l’œuvre d’art sous forme de livre, à faire leur la célèbre phrase de Sol Lewitt « les livres sont le meilleur médium pour beaucoup d’artistes d’aujourd’hui ». Même si, pour rebondir sur ta question de « vitrine pour Saint-Étienne », je dois bien avouer que nous n’avons eu, en un quart de siècle de publications, que très peu de reconnaissance sur le territoire stéphanois (et que nous avons souffert de cette méconnaissance souvent interprétée comme du mépris). En revanche, oui, nous sommes très touchés d’avoir acquis en 25 ans, comme tu le rappelles, une légitimation à l’international, d’avoir, par exemple, été conviés pour la tournée estivale du Blonde Art Tour à travers les États-Unis, cette manifestation littéraire qui invite à la découverte de projets artistiques menés par des maisons d’édition internationales parmi les plus singulières alors que nous n’avons pratiquement

jamais été invités à la Fête du livre de Saint-Étienne ! Nous sommes très fiers également de voir les ouvrages que nous avons publiés appartenir à des bibliothèques prestigieuses comme celles du Victoria & Albert Museum, du Castello di Rivoli ou encore du MOMA, ou de la bibliothèque Kandinsky…Malheureusement, aujourd’hui, comme la plupart des éditeurs indépendants, nous souffrons cruellement de la crise de la diffusion. Mais ce malaise récurrent dans le domaine du livre, (et redoublé dans la microniche des ouvrages d’art contemporain) a été un catalyseur qui nous a incités à « rouvrir les pages » de ce que l’on a coutume de nommer le packaging éditorial et donc d’accepter à nouveau le challenge de mettre notre pratique d’éditeur et de designer graphique au service d’institutions culturelles, comme récemment le MAMC de Saint-Étienne Métropole pour qui nous avons conçu et publié le livre d’artiste de Maxime Duveau RingoleV.io Cosmique dans un échange véritablement passionnant et réjouissant.

Les éditions des Cahiers intempestifs viennent donc d’éditer le livre d’artiste de Maxime Duveau qui expose au MAMC. Tu as eu la charge de sa création. Parle-nous de la genèse de ce projet ?

Les dessins regroupés dans l’exposition « RingoleV.io Cosmique » ont été conçus par l’artiste comme une expérimentation plastique : « dessinés » au scotch, au cutter, puis retravaillés en sérigraphie, au fusain, au tampon, à l’encre de chine. Ces dessins, à l’apparence photographique et inspirés de clichés pris par l’artiste lors d’un périple sur la côte ouest américaine, réinterprètent les mythologies californiennes et interrogent pleinement le processus de la manipulation d’images.

De la même manière, l’enquête policière se déroulant entre San Francisco et Los Angeles que Maxime Duveau a écrit pour l’occasion (et qu’il présente dans l’exposition comme la première de ses œuvres) est librement inspirée de l’univers du roman noir et de la contre-culture américaine. Placé sous le signe du « Ringolevio », jeu violent auquel les enfants s’adonnaient dans les rues du Bronx ou de Brooklyn (sorte de flics-attrapent-voleurs), et titre de l’ouvrage autobiographique d’Emmett Grogan, cet ouvrage RingoleV.io Cosmique devait être imaginé comme un véritable livre d’artiste, une œuvre d’art à part entière, et éditorialement, à l’instar des dessins de l’artiste, fonctionner sous la forme d’un puzzle.

Les graphistes doivent répondre à des cahiers des charges parfois atypiques. Cela demande une grande adaptabilité et parfois de trouver des compromis. À quelles contraintes (ou challenge) as-tu dû faire face ?

Difficile pour un éditeur/graphiste de choisir son camp dans ce Ringolevio éditorial : comment avec 3 indices (un V. gravé sur un arbre, une trace de pneu et une douce odeur de séquoia) éditer un livre que l’artiste imaginait en trompe-l’œil et avec un graphisme très connoté (composition dense des polars bon marché diffusés « sous le manteau »). Quadrature du cercle de devoir donc concevoir un roman où l’on s’égare totalement mais où cette errance est un jeu de piste un minimum balisé. Quadrature du cercle de devoir « restaurer » (à l’image des éditions bas de gamme de l’époque) une typographie datée et une mise en page compacte, ramassée, pour un livre d’artiste qui se veut malgré tout élégant, pérenne, et qui doit être valorisé, exposé comme l’œuvre qu’il entend être. J’ai donc composé l’ouvrage dans une version modernisée de la police Bodoni, version dessinée par le typographe californien Jim Parkinson (qui fut entre autres directeur artistique de Rolling Stone magazine). Pour l’étui de l’ouvrage j’ai choisi la police Optima afin de bénéficier de la modernité des typographies sans serifs (paradoxalement dite « antiques ») en accord avec le graphisme de la charte du musée, mais qui, par certaines fioritures de ses « pleins et déliés », ne jurait pas pour autant avec le Bodoni de Parkinson (police à empattements classique mais mâtinée de psychédélisme). La violence d’un papier blanc azuré pour le roman a été pensée en contraste avec le noir oppressant, mat et sourd, teinté dans la masse, de l’étui à cigarette qui lui sert de boîtage.

Quel est ton regard sur le métier de désigner graphique et sur les métiers de la création en général ?

Mettre au défi d’une lecture active est ce qui motive ma pratique de designer graphique. Si le rôle qu’on assigne traditionnellement à l’éditeur est de savoir se retrancher derrière le sens qu’il doit respecter, celui assigné au graphiste est, lui, de savoir se retirer derrière le contenu qu’il doit valoriser. Mais paradoxalement en jouant de la forme, du « dispositif » livre ici, ce dernier peut, en toute loyauté, raconter aussi, en écho au propre fond de l’ouvrage, d’autres histoires. « Ouvrir » par le graphisme le livre et inviter le lecteur à une lecture inventive est aussi l’un des rôle du graphiste. Pour moi le livre est un support de création car sa morphologie ouvre un imaginaire plastique, construit un espace symbolique de dialogue. Le livre comme l’écrit Merleau-Ponty est une « machine infernale » !

Plier un plan pour donner un volume c’est la révolution du codex : in plano devient in folio, in quarto, in octavo… recto contre verso, face à face, petits fonds et grands fond, intérieur et extérieur… l’espace s’am-pli-fie, se complexifie, se met en abîme, et in fine démulti-plie le monde, transforme la pensée. Volume, chapitres, pages, lignes, vide. Les idées s’organisent matériellement. L’espace structure la pensée, lui donne une ossature et une profondeur.

Le codex possède donc déjà une arborescence et s’ouvre ainsi sur l’infini à condition d’en dé-plier sa forme comme, oui, un ambassadeur turbulent de son fond. Bricoler tout le dispositif : le papier, les cahiers, la typographie, la mise en page (ses gris mais surtout ses blancs) au lieu d’appliquer par habitude les canons courants. Agiter la structure, bousculer, mais sans la nier, la traditionnelle composition. L’école suisse en inversant simplement les valeurs canoniques des blancs tournants en est un exemple. Perturber enfin la lecture linéaire en décalant le rapport du texte et de l’image, enrichir ou contredire visuellement la narration. Le graphisme a toujours finalement ouvert la voie à des voyages imaginaires. La forme créative a toujours su fabriquer, pour servir le fond du propos, d’autres histoires, et, oui, je pense que nous sommes bien, en tant que designers graphiques, des « entremetteurs d’histoires » ! Non ? !