J’ai croisé Richard Brunel, au début des années 90 du côté du NEC à Saint-Priest-En-Jarez, dirigé alors par une certaine Françoise Gourbeyre, avec la compagnie Anonyme. Si, depuis, Françoise a fait du chemin, Richard a lui aussi gravi quelques marches jusqu’au prestigieux Festival International de Musique d’Aix-en-Provence. Rencontre :

Il s’agit, je crois, de ta seconde participation au Festival d’Aix-en-Provence ?
Il s’agit de ma troisième participation pour être précis. J’y suis venu une première fois en 2005 en tant que stagiaire grâce à l’Unité Nomade, une institution qui propose à de jeunes metteurs en scène d’effectuer des stages auprès de metteurs en scène plus établis.  J’ai donc eu la chance de suivre les répétitions de Patrice Chéreau sur « Cosi fan tutte » de Mozart.  J’ai passé plus d’un mois à voir quelles étaient les relations entre un metteur en scène, un chef d’orchestre et des chanteurs, j’étais au cœur de l’action.

Avais-tu déjà mis en scène des opéras ?
A cette époque non. J’avais demandé ce stage parce que j’avais en prévision, en 2006,  de monter une première œuvre à l ‘Opéra de Lyon justement. C’était « Celui qui dit oui, celui qui dit non » de K. Weill et de B. Brecht, à l’époque je collaborais avec le centre dramatique de Nancy. Ce stage me paraissait un bon tremplin pour ma première mise en scène… Puis en 2008, le directeur du festival d’Aix m’a invité en tant que metteur en scène.

C’était Stéphane Lissner qui aujourd’hui dirige la Scala de Milan ?
Non, c’était déjà Bernard Fouccroule qui le dirige encore aujourd’hui. Il m’a invité à faire un Haydn avec le chef d’orchestre avec qui j’avais monté le Weill et Brecht à Lyon, Jérémie Roher qui dirige d’ailleurs « Les Noces de Figaro ». Ensemble, nous avons fait trois opéras.

Sauf que cette année, tu es particulièrement exposé…
C’est clair, je réalise l’opéra qui lance le festival d’Aix-en-Provence… C’est l’ouverture, c’est Mozart, c’est à l’Archevêché… C’est très important, oui… Chaque année, à Aix, tu as un ou deux Mozart, depuis 60 ans… Ça veut dire quelque chose. Quand tu te promènes en fin d’après-midi sur la scène de l’Archevêché avec la lumière qui tombe, c’est assez effrayant, je dois le dire. Avec la nuit, la couleur change et la magie opère.

Cela fait penser à la Cour d’Honneur du Festival d’Avignon…
Absolument. Il y a un vrai enjeu, un défi. Parce l’œuvre est mondialement connue, les références sont nombreuses…

Est-ce un défi personnel ?
Un peu, oui. Je prends le pari de faire entendre une œuvre assez complexe, de rendre intelligible et surtout accessible cette complexité.

L’histoire, à première vue, paraît assez légère…
C’est, en effet, une histoire un peu légère mais qui a aujourd’hui de véritables résonances avec notre époque. Le personnage central de l’œuvre est un homme de loi qui s’avère aussi être un homme politique. Cet homme politique décide de rétablir le droit de cuisage après l’avoir aboli… En même temps, il est l’homme de justice qui rend la loi dans le procès de Figaro, le marié justement. On assiste donc à une confusion des genres entre la sphère publique et privée, un sujet très actuel, non ? Avec l’équipe, nous avons essayé de rendre compte de ces enjeux contemporains. J’ai voulu que la scène se déroule dans une officine de magistrats, sans être pour autant un cabinet d’avocats, mais un endroit où l’administration et la justice seraient liées. Et en plus, le référent en question est aussi maire de la ville. Il est celui qui peut marier les gens mais aussi les conseiller en cas de divorce. 

Lorsqu’on t’a proposé cette mise en scène, comment as-tu réagi ?
J’étais très heureux, parce que cela me permettait d’entamer une nouvelle aventure avec Jérémie Roher…

Qui est considéré comme l’un des meilleurs chefs Français actuels…
Tout à fait. Il est surtout spécialisé dans le répertoire de W. Mozart. Il est d’une grande intelligence et surtout il adore le théâtre, ce qui est très important. Il est tout le temps dans le dialogue, entre le théâtre et le jeu. Il y a aussi le lieu, on en a un peu parlé, très impressionnant, rempli d’histoire et surtout Mozart. J’avais très peur… De tous les Mozart, je rêvais des « Noces de Figaro », ce fut le cas…

D’un point de vue pratique, comment gères-tu tous ces engagements, le festival, la CDN de Valence, la nouvelle saison, tes prochains spectacles… ?
Il faut savoir que ce projet a été programmé avant même ma nomination au Centre National Dramatique de Valence. Il date de juillet 2009, je le savais en prenant la direction du CDN. J’ai donc pu m’organiser, avec mon équipe à Valence, en amont.

Comment prend-on la chose à Valence ?
Je crois que les gens prennent  cela très bien car j’ai pleinement associé la Comédie de Valence à ces « Noces de Figaro ». La ville de Valence fait partie des 7 villes qui  ont procédé à une projection publique et gratuite le 12 juillet lors de la retransmission de l’opéra sur Arte en direct. Ensuite, avec le festival, nous avons mis à la disposition des abonnés de Valence, 100 places qui leur étaient réservés, et trouver des places ici à Aix s’avère très compliqué ! Nous avons voulu faire un vrai travail auprès du public Valentinois à un tarif exceptionnel. Après, je crois que cela fait de la bonne pub à la Comédie de Valence.

Avec la crise, le public va-t-il encore au théâtre à Valence ?
La saison dernière, nous avons fait + 18 % de fréquentation. Je pense que plus que jamais, cela fait sens d’être ensemble. De se poser des questions.  De poser le débat.

Un des artistes associés du CND de Valence est Eric Massé, bien connu aussi à Saint-Etienne…
Tout à fait avec Angélique Clairant… Nous avons aussi Thierry Thieu Niang, chorégraphe et Catherine Alliot-Nicolas, dramaturge, qui ont beaucoup travaillé à Saint-Étienne.  Eric prépare un spectacle pour la rentrée que nous présenterons dans le cadre de la Comédie itinérante, « Les bonnes, intimités », sa nouvelle création. Angélique joue dans « Criminels », que j’ai mis en scène et qui a été invité l’an dernier à Saint-Étienne et qui sera donné en février prochain au théâtre de la Colline à Paris. Elle est magnifique dans le spectacle. Je suis très heureux de les avoir auprès de moi.

Comment parviens-tu à concilier tes nombreuses activités artistiques à des impératifs plus administratifs ?
Nous  avons, effectivement, à Valence, une équipe de 30 permanents, plus 30 autres équivalents « temps plein », ce qui fait presque une soixantaine de personnes… , 40 000 spectateurs, des tournées itinérantes…

Parviens-tu à t’extirper de tout cela ?
Honnêtement, non. Je ne peux pas mais, par chance, je dispose d’une excellente équipe et de bons collaborateurs qui me permettent d’avoir le temps nécessaire pour créer. Le plus important pour nous tous, reste la qualité de nos créations artistiques. C’est évident.

Cela fait deux ans que tu diriges le CND… Est-ce vraiment ça que tu recherchais ?
Certains jours, je me dis que tout est formidable, d’autres moins… Etre directeur d’un CND me permet réellement d’accompagner les projets d’autres artistes, et ça, c’est vraiment ce que je souhaitais faire. Cela me tient à cœur. Aider la plus jeune génération à émerger…

Permettre aux plus jeunes ce qu’on t’a permis à toi ?
Exactement. C’est très riche. Alors parfois, c’est vrai, cela me demande une grande amplitude de travail et une grosse disponibilité. Lorsque tout arrive en même temps, cela peut paraître assez lourd… Je le répète, mon équipe me soulage beaucoup dans ces moments-là.

Avec « Les Noces de Figaro », tu es aussi confronté à une distribution comprenant des stars dont Patricia Petibon. Sont-elles simples à gérer ?
Dès lors que le projet artistique est validé et justifié par tous, dont les interprètes, dès lors que tu ne nies pas ce que sont les interprètes, dès lors qu’ils adhèrent à ton projet, dès lors que tu tiens compte de leur personnalité dans le rôle que tu leur attribues, rien ne devient plus simple que de travailler avec eux. Nous avons répété sans heurts durant 4 semaines, c’est pas rien !, d’autant qu’il y a 10 solistes sur scène, plus 4 comédiens et 6 machinistes sur le plateau…

Depuis combien de temps penses-tu à cette mise en scène ?
Depuis juillet 2009. J’avais quelques idées au départ puis elles ont mûri avec le temps. Je me suis mis à relire Beaumarchais notamment, même si l’opéra est quelque peu épuré de la dimension révolutionnaire de l’œuvre de Beaumarchais, cette dimension déplaisait à l’Empereur… Je voulais vraiment garder la dimension sociale et politique de l’œuvre.

As-tu vu d’autres mises en scènes des « Noces » ?
Pas au début. J’ai d’abord avancé de mon côté puis dans l’ultime ligne droite, j’ai vu, en effet, ce qu’avait proposé G. Strelher, P Sellars… J’ai pu voir qu’ils étaient tous confrontés aux mêmes problématiques que moi, ça m’a rassuré un peu. Chacun ayant choisi une option particulière qui leur a permis de surmonter ces problématiques. L’enjeu  pour moi aura été de rendre le plus cohérent possible mon propos.

De faire différent ?
Pas forcément. Je cherche à rester fidèle au projet de départ, ce rapport entre la sphère publique et privée dont je parlais.  « Les Noces de Figaro » est une pièce où l’intimité reste impossible. J’ai donc travaillé sur cette friction entre ce qui intime et ce qui public…

Ce que ne sût pas faire notre ancien président…
Tout à fait. C’est une notion intéressante que j’ai privilégiée en me préoccupant moins de l’aspect lutte des classes entre Figaro et le Comte.

« Les Noces de Figaro » sont appelées à tourner ?
Il est prévu en 2014 que l’on joue à Dijon et Saint-Étienne avec une autre distribution cependant. Tu sais, j’aime toujours venir à Saint-Étienne. La saison dernière, Arnaud Meunier nous a invités à la Comédie de Saint-Étienne avec « Les Criminels » de Bruckner, D. Bizeray avait programmé « L’Elixir d’amour » à l’Opéra Théâtre. J’avais eu l’occasion de le croiser à l’Opéra de Rouen.

Tu as suivi les événements de l’Opéra Théâtre. Le départ de D. Bizeray , la nomination puis le retrait de B. Messina avant la confirmation de Vincent Bergeot. Comment voit-on cela de l’extérieur ?
De l’extérieur, cela paraît en effet incompréhensible… On nomme un directeur qui se rétracte… cela paraît très curieux. Qu’est-ce qui s’y passe à l‘intérieur ? Je l’ignore… Que faudrait-il faire ? Je ne sais pas. Beaucoup d’incompréhension, oui. On sent…, que l’aspect financier a peut-être pris le pas sur l’artistique…, plus qu’ailleurs en tous cas. Je m’avance sans rien savoir non plus. J’ai plus de liens naturels avec la Comédie de Saint-Étienne cela dit.

La passation fut aussi complexe, avec le désir de maintien de J-C. Berutti…
Avant la venue de D. Bizeray, la municipalité avait contacté pas mal de metteurs en scène… Cette ville avec ses deux grosses institutions…, deux, c’est peut-être trop pour la ville… Il y avait un vrai antagonisme entre les deux maisons, mais il n’y a plus lieu d’être aujourd’hui. L’important est de clarifier le rôle de chacun. J’ai eu l’occasion même de présenter un Feydeau à l’Opéra Théâtre…

La Comédie de Saint-Etienne, c’est un peu ta seconde maison…
C’est même ma maison mère presque… Je suis très heureux du projet du nouveau théâtre. C’est important que la ville décide d’investir dans un lieu culturel dans l’époque actuelle. Ce sera tellement rare à l’avenir… Déplacer la Comédie à la plaine Achille, j’espère que cela ne dénaturera pas le lien que la Comédie avait avec une partie du public, en se trouvant dans un quartier très populaire.

Ne nous voilons pas la face, la mixité ne se retrouvait pas spécialement sur le plateau ni dans le public…
C’est peut-être vrai mais cela dépend des projets. Lorsque Eric Massé a monté le projet des « Mythomanies Urbaines », il a pris des gens du quartier…

Ce même travail de terrain peut se reproduire ailleurs…
C’est vrai aussi. Dasté disait « Un par un et un plus un »…

Reste l’éternelle question du renouvellement du public !
Je peux parler de Valence… On a travaillé dans certains quartiers de la ville, cela a concerné 3 000 personnes sur 40 000 personnes au total, c’est vrai. Mais c’est déjà ça. On peut tisser de vraies relations entre les artistes et ceux qui vivent dans les quartiers. C’est une chose à laquelle je tiens énormément. Après, tout dépend des projets, nous avons monté un projet avec Nasser Djemaï, qui était issu d’ailleurs de l’école de la Comédie de Saint-Etienne, et Nasser a fait une très belle tournée dans les quartiers, son spectacle sera de nouveau présenté à la rentrée. Le tout c ‘est d’être sur le terrain au quotidien.

On peut évoquer aussi le lien avec l’éducation nationale…
Je reste convaincu que l’art et la culture ont un rôle d’émancipation. Je me bats tous les jours pour cela. Nous avons monté un festival qui s’appelle « Ambivalence » dont l’objectif est justement de sortir du théâtre pour aller sur le terrain, au plus près des publics.  Dans des usines, dans des chambres d’hôtels, des boutiques… On n’est jamais à l’abri d’une bonne idée ! Rien ne remplacera la présence d’un artiste. Mais, par rapport à Saint-Etienne, le CND de Valence est relativement jeune, il ne subit pas non plus le poids de son histoire. De son vécu. Nous agissons en quelque sorte sur une terre vierge, ce qui n’est pas le cas de Saint-Etienne, où beaucoup de choses ont été faites. Le problème des villes comme Saint-Etienne, c’est que le public vient à penser qu’il sait ce qui s’y passe à l’intérieur. Il sait ce qu’il pourrait y trouver, du coup, il n’ose peut-être plus y venir.

Est-ce qu’on t’a approché alors pour un poste à la comédie ou à l’opéra théâtre ?
Non… En fait, on m’a fait signe, on m’a fait coucou, c’est vrai mais ce n’est pas le moment, vraiment. Pour moi, il ne fallait revenir à Saint-Etienne, en tous cas, pas maintenant. 

Tu souhaites t’inscrire plus longtemps encore sur le territoire de Valence ?
Je vais tout d’abord finir mon premier mandat de 4 ans. J’en suis à la moitié. Si je considère, ensuite, que j’ai encore des choses à développer, peut-être poursuivrai-je sur un second mandat de trois ans. Je ne suis pas non attaché…

Tu as accès à une certaine notoriété, ne souhaites-tu pas plus de liberté… ?
Je te le répète, actuellement, je me sens très bien à Valence où je peux, tranquillement, alterner des grands projets et des projets plus intimistes, plus diversifiés aussi… A la rentrée, je vais monter un opéra à Valence, ce sera une première. Ce sera « L’empereur de l’Atlantis » de V. Ulmann qui l’a composé dans un camp de concentration. J’ai une vraie liberté de choix. Pour l’instant, cela me convient. Je me retrouve avec ce travail en équipe…

Tu parlais au début de Chéreau… Et le cinéma ?
Ce serait un rêve, oui… J’adorerais faire du cinéma, j’en ai fait adolescent, mais c’est d’autres réseaux…

Encore des projets ?
Faudrait d’ailleurs que je fasse un peu le tri… Que je choisisse mes priorités.  J’ai vraiment envie de faire des choses que je n’ai encore jamais faites. Me mettre en danger. Aller vers des territoires inconnus. C’est ça qui me fait avancer. Je viens de faire mon premier Mozart, on m’en a proposé un autre, j’ai refusé… Je m’ennuie si je fais la même chose deux fois de suite. C’est important d’être confronté à des choses nouvelles.  L’ennui c’est le diable !!!

Le changement c’est maintenant !
C’est exactement ça (rires) !