Le concept du quatrième pouvoir n’est certes pas nouveau. Dans « De l’esprit des lois », Montesquieu posait les bases de nos démocraties contemporaines en théorisant la séparation des pouvoirs, judiciaire, législatif et exécutif. C’est bien cette séparation des pouvoirs qui constitue le fondement de notre cinquième République établit en 1958, au moment même où ce quatrième pouvoir, le fameux pouvoir médiatique, prend une importance nouvelle avec l’émergence de la télévision, l’invention populaire qui bouscula le siècle dernier. Depuis, les choses ont nettement évolué avec l’apparition, il y a une dizaine d’années, des chaînes d’information en continue et surtout l’avènement d’internet, depuis la fin des années 90, et encore plus récemment des réseaux sociaux. Grâce à cette capacité incroyable d’être en flot continu et en temps réel, les médias ont gagné en impact ce qu’ils ont perdu en consistance. En effet, ce lien direct et ininterrompu avec l’événement empêche toute réflexion ou prise de recul. Nous l’avons parfaitement bien vu avec les récents attentats contre Charlie Hebdo et la chasse à l’homme qui s’en est suivi. Lors de la prise d’otage par les frères Kouachi dans une imprimerie de la région parisienne, la chaîne BFM télé a diffusé en direct le témoignage d’un homme affirmant qu’un autre otage était bel et bien présent et caché dans l’entreprise. On saura même plus tard que les frères Kouachi et le tueur de l’épicerie Cacher, A. Coulibaly sont directement entrés en contact avec cette même chaîne info pour livrer leurs étranges témoignages ou leurs revendications. Dans le récent et très bon long-métrage « Night Call », Dan Gilroy extrapole le rôle de ces chaînes d’information en transformant ces pseudo-journalistes en acteurs actifs et intéressés des événements qu’ils sont censés retranscrire.

L’importance de ce quatrième pouvoir n’est plus à démontrer mais elle soulève deux interrogations inquiétantes. La première tient à la nature même des journalistes qui ont perdu toute crédibilité aux yeux de nos concitoyens au fur et à mesure que leur parole devenait, paradoxalement d’ailleurs, péremptoire. Jamais nous avons eu autant de médias différents, presse papier payante ou gratuite, internet, télévision, réseaux sociaux…, jamais pourtant la qualité de l’information n’a été aussi défaillante. Rappelons la grande dernière escroquerie en la matière, la fameuse histoire des armes de destruction massive de S. Hussein… Sans doute le plus grand mensonge de notre histoire contemporaine véhiculé par le gouvernement américain sans qu’aucun média ne daigne remettre en cause ces fausses affirmations. Comme si ces médias avaient délaissé toute ambition professionnelle, la première règle journalistique étant de vérifier ses informations, pour n’être plus que des canaux de diffusion au profit de la parole officielle. Les exemples, depuis cette mascarade onusienne, se sont multipliés, des armes chimiques utilisées en Syrie par Bachar el Assad (lire à ce sujet « Les chemins de Damas » de G. Malbrunot et C. Chesnot) jusqu’aux nazillons Ukrainiens présentés comme de vrais héros Républicains (lors des manifestations qui enflammèrent place Maïdan à Kiev).

Le second point qui caractérise l’omnipotence de ces nouveaux médias tient dans l’expression collective qui accompagne aujourd’hui chaque grand événement, le décès par exemple de Mickaël Jackson ou l’assassinat de M. Kadhafi il y a quelques années comme les attentats de Toulouse ou de Charlie Hebdo plus récemment. Un mouvement hystérique, massif, unilatéral, global, international, implacable qui n’accepte aucune contrariété ni vision alternative. Tous les médias sont alors rangés en ordre de bataille pour délivrer une et une seule vérité, la leur. On l’a bien vu avec les attentats Charlie Hebdo où cette confrérie de dessinateurs anarchistes qui se battaient au quotidien contre l’importance des symboles a été elle-même transformée en symbole de la liberté d’expression. Dès lors, cette grand-messe médiatique interdit tout prise de parole contradictoire et impose au personnel politique un comportement réactionnaire délirant. On a pu le constater ces derniers jours avec les condamnations judiciaires scandaleuses qui ont été prononcées à l’encontre de quelques hurluberlus pourtant sous l’emprise de l’alcool, ce dans un silence assourdissant (Et si Houellebecq n’avait pas finalement raison avec son titre évocateur « Soumission » ?). Il n’y a rien de pire ni de plus injuste que cette politique ou cette justice de l’émotion.

Mais le pire dans cette tragique évolution est que ce Media Monstrum, malgré son pouvoir et toute sa puissance, obéit trop souvent à des enjeux et des manipulations (et, oui, toujours et encore…) qui dépassent le simple commun des mortels (que nous sommes). C’est pourquoi, en pleine hystérie Charlie Hebdo, il faut accepter que quelqu’un puisse dire, haut et fort, qu’il n’est pas Charlie Hebdo.