Laurent Fréchuret dont nous suivons le travail toujours avec un grand intérêt, a une belle actualité. En novembre nous avons découvert « 24 heures dans la vie d’une femme » avec l’ensemble SyLF, et ce mois de décembre il y a « Les présidentes », dont il nous dit quelques mots.

 

Après « 24h dans la vie d’une femme » ta nouvelle pièce « Les Présidentes » donne la parole à trois femmes… Une coïncidence ?

Oui c’est une coïncidence. Mais il faut laisser parler le hasard (la providence ?). Ces histoires de femmes sont plus largement des histoires humaines, écrites par Zweig et Schwab, aux deux extrémités du vingtième siècle. La foudre ou le coup de foudre n’épargne a priori personne, quel que soit son sexe.

 

Déjà quelques mots sur cet écrivain autrichien Werner Schwab ?

Werner Schwab est l’un des inventeurs de mots et de mondes le plus singulier et radical qu’il m’ait été donné de rencontrer et d’admirer. Un choc. Un poète dramatique majeur qu’on n’entend pas si souvent aujourd’hui sur nos scènes françaises. On pourrait dire que Schwab est l’enfant terrible de Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek ou Michael Haneke. Autrichien né en 1958. Il commence à écrire très jeune, avant même ses études d’arts plastiques à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. Il part ensuite s’installer à la campagne où il vit en autarcie partageant son temps entre l’écriture et la sculpture. Les matériaux qu’il utilise sont périssables : végétaux en putréfaction ramassés dans la forêt, organes d’animaux récemment équarris, os calcinés, terre, sable, sucre, graisse… auxquels il intègre dessins, photos, textes, coupures de presse. En 1989, il rentame ce qu’il baptise le « projet Schwab ». Les personnages de son enfance difficile et du temps passé à la campagne resurgissent d’une manière déformée et hallucinatoire… souffrance qui prête aussi à rire. Il écrit Les Présidentes, Extermination, Excédent de poids et Ma Gueule de chien, qui vont rapidement le faire connaître. En 1991, il reçoit les deux prix littéraires les plus prestigieux d’Allemagne et est élu « Dramaturge de l’année ». Werner Schwab cultive dès lors une image de provocateur et sème la confusion dans le théâtre de langue allemande, fascine ou rebute. Il rédige une dizaine de pièces, qui entrent au répertoire et sont traduites dans toutes les langues d’Europe, jusqu’à sa mort soudaine dans la nuit du 31 décembre 1993. Sous l’emprise de l’alcool, il s’est endormi sur sa chaise et ne s’est plus réveillé.

 

On ne tarit pas d’éloges sur les 3 incroyables comédiennes, Mireille Herbstmeyer, Flore Lefebvre des Noëttes et Laurence Vielle ?

Pour moi, mettre en scène Les Présidentes, c’était avant tout d’arriver à réunir Mireille Herbstmeyer, Flore Lefebvre des Noëttes et Laurence Vielle, trois oiseaux rares, trois comédiennes vibrantes de présence, des athlètes du jeu et de la parole, pour incarner ce poème dramatique, pour habiter cette machine à jouer. La pièce ne fonctionne que sur le parfait équilibre de ce trio infernal.

 

Quelle est donc l’histoire de cette pièce  » Les présidentes « ?

Cela se passe en Autriche, c’est-à-dire partout. Les Présidentes, comédie catastrophe dans une cuisine le soir de Noël, raconte l’expérience violente et hilarante de trois personnages en quête de hauteur. Erna, Grete et Marie, trois vies minuscules pétries de frustrations, rongées par de secrètes passions. Erna, championne de l’épargne, est obsédée par son charcutier polonais Wottila qui porte la charge de son fils alcoolique. Grete, reine de la séduction, dont la fille a fui à l’autre bout du monde, se retrouve seule avec ses rêves de nymphomane. La petite Marie, incarnation de l’innocence, règne sur le cloaque humain, en tant que spécialiste du débouchage manuel des toilettes, activité qu’elle pratique, en public, sans utiliser de gants. Elles se retrouvent dans la cuisine d’Erna, et pour oublier leur quotidien insupportable, basculent dans un délire verbal et s’adonne à un rêve éveillé, enivrées d’alcool et de leurs propres chimères. Présidentes de leurs mensonges, elles oublient leur passé et réinventent leur destin. Dans ce voyage cannibale au bout de l’affabulation, la surenchère est la règle du jeu. Ce trio halluciné nous embarque dans son psychodrame jubilatoire et diabolique sans retour. Les Présidentes sont des monstres, des suppliantes, elles sont notre reflet, comme un signal d’alarme. Dans sa pièce la plus célèbre, Schwab nous pose ainsi à nouveau la question de notre capacité à nous entendre, à faire cohabiter nos désirs, à vivre ensemble.

 

Doit-on y voir quelques constats déguisés sur notre société, ou la parole, la pensée, semblent atones ?

Oui Schwab (comme Pasolini) est prophétique quand il dit « La langue vivante a été détruite par la politique, la bureaucratie et la publicité. Le langage de tous les jours est dressé comme un berger allemand. Mon devoir est de tirer au clair quand et comment la langue a été détruite. Je trouve ma matière linguistique dans les cafés, les rues, les bordels ». En inventant une nouvelle langue, brute et sensible, dévastatrice, sauvage, pour faire parler ses Présidentes, Schwab nous invite à lutter joyeusement contre l’uniformisation du monde et de la pensée en résistant par le plaisir. Ce bucheron-sculpteur du langage fait œuvre de théâtre, cette éternelle entreprise à recycler la vie, à broyer les mots, à détruire les pensées officielles pour retrouver le chemin de la vraie vie, pour inventer une autre réalité. L’auteur nous propose un vaccin contre les langues de bois, les certitudes, les hypocrisies, les fanatismes, les populismes, les fascismes de tous poils.

 

Un mot pour conclure ?

J’aime le Théâtre comme lieu du désir, de la liberté d’expression, de la transgression, de la démesure et de la jubilation, le lieu du dialogue entre le clown, le monstre et le dominé. J’aime depuis longtemps cette pièce énorme et gonflée, cette fantasmagorie ludique, poétiquement non-correcte, grossière mais jamais vulgaire, mêlant l’ordure et l’or, barrée, baroque et brutale, dérangeante, incongrue. J’aime ces débordements d’une parole organique, cette fête et cette liberté de la pensée et du jeu pour peu qu’on en use sans frein, projetant sur scène les fantasmes et les dérèglements d’une société. Schwab pose la question « Quand je parle : Qui parle ? Qui parle à ma place ? » et appelle ici l’humain à réapprendre à parler par lui-même, à ne pas acquiescer à son propre asservissement.