Élise Chatauret

Thomas Pondevie

Cie Babel

Les Moments doux abordent sans fard la pluralité des manifestations de la violence dans notre société, à l’école, dans la famille, au tribunal ou au travail. Élise Chatauret et Thomas Pondevie, marqués par un vrai sens plastique et une grande finesse dans la direction d’acteur.rices, abordent ces questions politiques brûlantes avec une rare sensibilité. Il était important de leur laisser la parole pour éclairer davantage leurs propos.

Pouvez-vous en quelques mots présenter la pièce ?

Les Moments doux est un spectacle qui est parti d’une enquête que nous avons menée sur la question de la violence, des rapports de pouvoir et de domination. Le point de départ de cette enquête, c’est l’affaire dite « des chemises arrachées » d’Air France qui a eu lieu en 2015 où un PDG et un DRH se font arracher leurs chemises suite à un plan de licenciement de 2900 salariés. Un fait divers spectaculaire sur fond de protestation sociale. Le 5 octobre 2015, des images représentant ces deux dirigeants d’Air France en train de fuir sous les huées, torse nu et chemises en lambeaux, font le tour du monde. Quelques heures plus tard, médias et représentants du pouvoir condamnent unanimement le geste, qualifié par le Premier ministre Manuel Valls « d’œuvre de voyous d’une violence inqualifiable ». Personne ne tente de montrer la complexité du jeu des forces en présence.

Nous avons ensuite élargi l’enquête et avons rencontré près de 60 personnes dans le monde du travail, dans des familles, à l’école à qui nous avons demandé ce qui était violent pour eux, à quels moments ils avaient l’impression de subir de la violence, à quels moments ils avaient l’impression d’en produire ? En parallèle de notre enquête, se tient le procès des suicides de salariés de France Télécom-Orange. C’est la première fois que des dirigeants sont condamnés pour harcèlement moral institutionnel. Avec l’aveu de mise en place d’une politique d’entreprise de harcèlement. Une violence non physique mais qui a clairement une atteinte sur les corps. Cette affaire va aussi nous nourrir.

Dans les Moments doux, il y a donc deux affaires judiciaires qui sont là, qui planent en trame de fond et puis il y a surtout des familles, une école et des gens qui travaillent, des situations de travail et nous avons interrogé dans tous ces endroits comment la violence s’immisce, se trame. Et aussi puisque c’est le titre du spectacle la possibilité de la douceur. Menant donc l’enquête, l’équipe du spectacle se questionne : Qu’est-ce que la violence ? Comment la raconter et la représenter sur scène ? Avec humour, démesure ou sérieux, nous mettons en jeu les discours tenus sur la violence et les rapports de domination entre les individus.

Le spectacle est conçu comme un petit laboratoire de nos relations humaines, chacun est invité à se questionner lui-même sur les rapports qu’il entretient avec les autres. De la salle de classe à l’open space, en passant par le salon familial, le spectateur passe de l’école au monde du travail. D’un personnage et d’une scène à l’autre, les trajectoires se croisent pour questionner collectivement ce qui se dit et s’apprend de la violence, la mise en concurrence des un.e.s avec les autres, le cadre de la violence « légitime » et la possibilité de la douceur, ici et là, jusque dans la salle de théâtre.

Pourquoi avoir choisi d’évoquer ce thème très fort de la violence dans notre société ?

Nous avons observé que la violence physique, l’événement des chemises arrachée ou le coup porté et sa brutalité font écran. La violence physique paralyse les débats. Elle arrête net la possibilité de toute analyse critique. Nous sommes alors persuadés que c’est plus complexe que cela. Et que cette question mérite d’être déployée sur une scène.

De quoi ces chemises arrachées sont-elles le signe ? Est-il vrai que « rien ne peut justifier le recours à la violence physique » comme l’a dit Franck Raimbault, directeur juridique d’Air France, le 27 septembre 2016 ? Qu’est-ce que cette affaire dit de notre société, des formes de contestations contemporaines et, au-delà peut-être, de nos impuissances ? Quelles autres violences la violence physique recouvre-t-elle ? Y a-t-il des violences qui seraient légitimes et d’autres non ? Comment raconter et représenter les violences invisibles, invisibilisées, passées sous silence, reléguées ?

Au sujet de la violence, nos regards sont happés par ce qui apparaît en premier lieu aux regards et le plus spectaculaire l’emporte bien souvent, sous la forme du coup, laissant le témoin littéralement sans voix. Mais combien d’autres violences se cachent derrière le surgissement de la violence physique visible, et l’alimentent ? Combien d’autres violences traversent nos existences, les structurent, les enchaînent dans des mécanismes collectifs et individuels très profonds, et comment leur donner voix ? Les moments doux s’intéresse à la pluralité des manifestations de la violence pour comprendre ce qui fait système. Nous voulons sonder ces violences, les faire résonner, et questionner cette énergie sourde qu’elle contient car à tout bien réfléchir, n’y a-t-il pas que les morts pour se prévaloir d’une certaine et absolue non-violence ?

En quoi ce que vous nommez le « théâtre documenté », un théâtre qui s’inspire du réel, vous intéresse-t-il particulièrement ?

Avec Thomas Pondevie, dramaturge et co-directeur de la compagnie Babel nous écrivons, concevons, inventons des spectacles qui sont au croisement de la réalité et de la fiction. Des spectacles qui s’inspirent beaucoup de la réalité. Nous affirmons cette démarche de théâtre documenté. Nous construisons des spectacles au croisement du réel et de la fiction et travaillons à une poétique singulière ancrée dans le monde contemporain. L’ADN de la compagnie Babel c’est de produire de l’intelligence collectives par le biais d’entretiens. Près de 60 pour ce spectacle. Nous rencontrons à la fois ceux que nous aimons nommer des « experts du quotidien » et des experts tout courts, référents sur le sujet : historiens, sociologues, avocats etc. Chaque entretien est enregistré et retranscrit et sert de matière première à l’écriture du spectacle. C’est une manière de comprendre le sujet par le biais de subjectivités variées, de points inattendus, sur différents lieux.

Au croisement de la grande et de la petite histoire, les spectacles de la compagnie entendent parler et mettre en lumière des sujets, des personnes, des lieux qui ne sont pas habituellement exposés. Chacun des spectacles que nous fabriquons part d’une grande question et nous mettons toute l’équipe de création au service de cette question. Nous allons sur le terrain, nous sommes en immersion. Pour Les Moments doux nous avons été en immersion dans une classe de CM2, ainsi que dans un lycée hôtelier. Nous avons rencontré des employés, cadres et chefs d’entreprise de PME comme de grosses entreprises et observé l’évolution des secteurs professionnels et du burn-out. Nous avons rencontré des avocats et des huissiers et avons été assisté au procès en appel de France Télécom. Dans nos spectacles, il y a des traces de l’enquête, des traces de l’équipe au travail comme une façon de renvoyer la balle au public et de dire venez avec nous, nous questionner avec humour, légèreté mais aussi profondeur sur de grandes questions.

Cette forme du théâtre documenté nous intéresse particulièrement car elle permet de se mettre au travail en n’étant pas trop impressionné de la question posée comme étant une question que nous pouvons aussi nous poser de façon naïve.

Quelle forme scénique cela va-t-il prendre ?

Au gré des partenariats, du hasard, ou par capillarité, nous avons donc mené une soixantaine d’entretiens à Béthune, Sevran, Fontenay et Nancy. Petit à petit, nous avons circonscrit l’enquête autour de 4 thématiques emblématiques : l’école, la famille, l’entreprise et la justice.

Ces postes d’observations privilégiés ont déterminé la scénographie du spectacle, centrée sur 4 espaces : l’espace du foyer (le salon), l’espace du travail (le bureau, l’open space), le milieu scolaire (la salle de classe) ainsi qu’un jardin d’intérieur en fond de scène inspiré des architectures contemporaines des institutions. Au gré du spectacle, les 6 acteurs passent d’une scène à l’autre et se plongent dans des cas d’école pour essayer de comprendre les choses.

Parce que nous avons, d’une certaine manière, été éduqués à la violence : dans la morale en famille, avec la quête de la réussite à l’école, avec le management au travail sans oublier les discours officiels. Quand peut-on légitimer ou condamner un tel geste ? Cette question est centre névralgique et le personnage principal du spectacle ? Sous l’œil du spectateur se déploient des scènes de bagarres, d’arrachage de chemises, de faux coups en regard desquelles se jouent des scènes où la violence se met en jeu de façon plus insidieuse, ainsi que différents discours officiels tenus sur la violence notamment aux enfants. Nous interrogeons aussi la hiérarchisation des violences et les équivalences possibles entre la violence physique et les autres types de violences. Ce laboratoire de relations humaines se traduit à travers un jeu d’échelle qui révèle la scénographie : le décor des scènes d’école est une maquette miniature beaucoup trop petite pour les acteurs, là où la table de l’open space semble démesurément grande.

Un mot pour conclure ?

Personne n’est indemne de produire ou subir de la violence et nous avons aussi choisi de montrer la violence dans notre propre compagnie de théâtre. Si nous devions enlever une personne de la compagnie, qui serait-elle et pourquoi ? Un moyen de montrer que partout la mise en concurrence des individus existe. C’est aussi pour nous le moyen de questionner d’un côté l’exclusion ou l’éviction des individus, de la mise en concurrence, l’idée de méritocratie et ses sources inépuisables de violence et de souffrance ; et de l’autre de voir où est la bienveillance, le collectif et l’idée de rapports plus solidaires.

Comédie de Saint-étienne

du 14 au 17 mars