Il y a parfois dans la culture des coïncidences troublantes. Au cinéma par exemple, il n’est pas rare que deux films traitant du même sujet sortent en même temps. On a vu cela au sujet d’Yves Saint-Laurent ou de la « Guerre des Boutons ». On voit cela aussi au théâtre lorsque sur une saison une même pièce est simultanément créée dans différents lieux. Cela a été le cas cette saison avec, sans doute, l’une des pièces les plus singulières du siècle dernier, « En attendant Godot » de Samuel Beckett. Jean-Pierre Vincent a créé cette pièce en avril dernier à la Comédie de Clermont-Ferrand. Quelques semaines auparavant, ils se mirent à trois, Jean Lambert-Wild, Lorenzo Malaguerra et Marcel Bozonnet pour monter la pièce à la Comédie de Caen, une création marquée par la présence, dans le rôle de Vladimir et Estragon, les deux personnages principaux de la pièce, de deux comédiens Ivoiriens, donc noirs, Fargass Assandé et Michel Bohiri. La petite histoire dira que l’un des deux comédiens, M. Bohiri faillit ne pas recevoir son visa pour la première… Maudite administration préfectorale française. Il est des mauvaises habitudes qui ne se perdent donc pas.

Et Laurent Fréchuret, pour le compte de sa compagnie Le Théâtre de L’Incendie, présentera, en ce début de mois, dans le cadre magnifique de la cour du Château de la Bâtie d’Urfé, sa mise en scène d’un texte qui n’a certainement pas encore livré tous ses mystères. Depuis qu’il a quitté ses fonctions en tant que directeur du Centre Dramatique National de Sartrouville, conformément à ses engagements initiaux (3 mandats et 3 seulement mandats successifs), Laurent Fréchuret n’en finit plus de régaler son fidèle public, que ce soit avec « Sainte dans l’incendie », programmée dans le cadre de la prochaine saison de la Comédie de Saint-Étienne, « À portée de crachat », présenté cette saison au Théâtre Copeau à l’Opéra de Saint-Étienne ou avec cette création tant attendue de « Godot ». Il faut dire que le metteur en scène stéphanois entretient avec Samuel Beckett une histoire particulière puisque sa naissance artistique s’est faite avec la création d’un éblouissant triptyque (« Molloy », « Malone meurt » et « L’innommable ») pour lequel il parviendra à obtenir des droits exceptionnels de la part de Jérôme Lyndon, alors patron des éditions de Minuit, exécuteur testamentaire de l’auteur Irlandais.

Dans une très belle lettre, Samuel Beckett écrit en 1952, peu après la publication de « En attendant Godot », « Je n’ai pas d’idée sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas… Je ne sais pas qui est Godot. » Le dramaturge donne alors peu d’indications scénographiques, mais ce « peu » suffit à renverser une conception bourgeoise du théâtre : « Route à la campagne, avec arbre. Soir. Estragon, assis sur une pierre essaie d’enlever sa chaussure […] Entre Vladimir. » Plus tard, sur la scène, entreront Pozzo, le maître et Lucky, l’esclave, puis Garçon, chargé de prévenir à deux reprises Estragon et Vladimir que Monsieur Godot viendra plus tard. Ce que l’on peut voir dans Godot, au-delà d’un théâtre de l’absurde au final absurde, c’est un théâtre de l’anticipation que S. Beckett en son temps projette loin, très loin devant lui, vers nous, maintenant. Comme s’il avait vu se profiler, à travers la reconstruction de l’après seconde guerre mondiale, la fabrique industrielle d’un individualisme de masse. C’est un voyage au cœur de notre humanité où nous entraîne Becket, un voyage dans l’espace et le temps.

Les Nuits de la Bâtie – Château de la Bâtie d’Urfé – Les 2, 3 et 4 juillet