La Comédie de Saint-Étienne est porteuse d’un projet culturel assez conséquent et parfois méconnu. À l’heure où certaines politiques publiques préféreraient se désengager de leur rôle de soutien envers ces institutions, sous prétexte qu’elles sont coûteuses, voire inutiles, il est bon de rappeler que le théâtre, et plus largement le monde artistique, jouent un rôle essentiel dans notre société. Benoît Lambert, directeur de cette maison héritière de Jean Dasté, évoque les moments forts de la saison en cours, revient également sur quelques missions importantes de la Comédie et nous fait part de son regard sur le monde culturel et ses enjeux.

Comment s’est passé le début de saison ?

Très bien. On a une adhésion du public la plus forte depuis notre arrivée. Ça raconte une confiance qui s’est construite entre le projet qu’on porte avec Sophie Chesne et les spectateurs et spectatrices de la Comédie. C’est un signe très fort pour nous. On a commencé cette saison avec le projet assez singulier d’Ella et Pitr qui a été un moment à la fois joyeux et fédérateur. Toutes leurs représentations étaient complètes. Ella et Pitr sont des rock stars stéphanoises c’est vrai, mais nous étions très heureux de voir que des gens qui ne venaient sans doute pas de façon très régulière, voire jamais, ont poussé les portes de la Comédie. En parallèle, j’ai créé mon premier spectacle pour les enfants « Au début » et qui s’est lui aussi très bien passé. L’édition de Courts-Circuits (Rencontres théâtrales de Saint-Étienne et de la Loire N.D.L.R.) également, sans faire de triomphalisme, est l’une des plus belles qu’on ait eue et qui a affiché plus de 100 % de fréquentation ! C’est un drôle de chiffre mais ça veut dire qu’il y a vraiment eu une adhésion hyper forte. Et franchement la création de Maïanne Barthès « Mélancolikea, comment meubler sa peine », qui est une artiste de la fabrique, la création d’Élodie Guibert « 7 rue des Alouettes », qui est une artiste stéphanoise, ou encore « Freda » la création de cette toute jeune compagnie stéphanoise Les pleureuses de feu, c’était quand même formidable. Le pari de départ est la richesse artistique de notre territoire. Il y a beaucoup de compagnies qui proposent des spectacles formidables. Ça donne de l’énergie de voir cette jeune création, son inventivité, ses qualités, son excellence même. Les acteurs sont très bons, et ils ont été quasiment tous formés, pour aller vite, entre Saint-Étienne et Lyon. La richesse et la dynamique culturelle de ce territoire sont indéniables.

On peut rappeler ce qu’est La Fabrique ?

La Fabrique, c’est simplement le nom qu’on a donné au rassemblement d’artistes qui sont usagés de la Comédie pour y fabriquer leurs spectacles. Maïanne Barthès, par exemple, qui a présenté Mélancolikéa, était artiste de la fabrique sur le premier mandat. Son spectacle marque la dernière ligne droite d’un long parcours. Entre-temps, elle a présenté des spectacles, elle a travaillé avec l’école, elle a créé une forme itinérante… Gérard Watkins, artiste également de La Fabrique, a joué à Saint-Etienne un spectacle un peu ancien « Scènes de violences conjugales », mais qu’on a eu envie de montrer au public. La Fabrique, c’est l’espace où les artistes travaillent dans cette maison et notre manière d’essayer de les accompagner au mieux. Je pense que la Comédie est très forte dans sa capacité à accompagner les artistes pour créer leurs œuvres. C’est quand même la mission principale d’un Centre Dramatique National, tout comme partager leurs œuvres avec le public, et ça fonctionne.

On peut aussi dire quelques mots sur Courts-Circuits, dont tu évoquais le succès de cette édition ?

On souhaitait un espace de visibilisation des compagnies qui travaillent en Auvergne-Rhône-Alpes. On sait que ce territoire est très riche et on voulait que ce soit visible dans notre saison, qu’un moment leur soit dédié. C’est ce qui a fait naître Courts-Circuits. Au bout de trois éditions, on constate que c’est de mieux en mieux. Ça prouve que notre hypothèse de départ était absolument juste et qu’on a largement de quoi faire un temps festivalier joyeux et festif avec les artistes qui vivent et travaillent sur les territoires de cette très grande région. Ça permet aussi de valoriser les liens qu’on a avec les théâtres partenaires comme le Chok Théâtre, Le Verso, la Comète…

Soutenir la création est nécessaire mais de plus en plus compliqué ?

On peut avoir une vision un peu mélancolique de l’état de la culture dans notre pays, certes qui n’est pas fausse, parce qu’il y a un discours de défiance que moi je trouve profondément malhonnête vis-à-vis des outils publics de la culture, et qui passe malheureusement en pertes et profits la grande réussite culturelle de notre pays. Cette même réussite qui est enviée, d’ailleurs, partout dans le monde et qui fait que, malgré tout, malgré les vents mauvais, on a un réseau très dense de théâtres, de bibliothèques, de musées… La France culturelle, en fait, se porte bien. Alors c’est toujours un peu rageant de voir que certains politiques, relayés par certains médias profondément réactionnaires, sans généraliser bien entendu, parce qu’il y en a qui sont quand même très conscients de ça et qui sont de forts soutiens de la cause, qui ont déclaré une guerre culturelle à l’ensemble du pays, en tout cas c’est quelque chose de cet ordre-là, et qui sortent aujourd’hui tambours et trompettes pour essayer de nuire au fond à ce grand projet. Il y a eu une alliance étrange au lendemain de la guerre entre différentes forces de progrès, certaines plutôt issues de la droite autour du général De Gaulle, certaines plutôt issues de la gauche et notamment autour du parti communiste et qui avait une vision assez précise d’une ambition républicaine, d’une culture républicaine. Je crois que l’hypothèse fondamentale qui était posée, même si elle doit être réinterprétée pour l’époque évidemment, est toujours extrêmement vivante et elle s’incarne dans des projets, dans des personnes, dans des présences et ça, on continuera à lutter pour que ça continue d’exister. La période n’est pas à l’optimisme et comme disait l’autre on a de bonnes raisons d’être inquiets, mais en revanche il y a de quoi aussi avoir de l’espoir. Je dirige une école, je vois aussi des jeunes gens aujourd’hui qui veulent s’engager dans le métier et moi je suis très confiant dans une forme de solidité, de lucidité…

Ils sont inquiets de ce qui arrive ? Vous en parlez entre vous ?

La jeunesse n’est pas naïve, elle connaît bien les dangers qui menacent l’habitabilité de la planète. Je les sens inquiets, oui, mais pas du tout désarmés ou désemparés. C’est étrange parce que je pense qu’il a pu y avoir une époque, que moi j’ai connue quand j’ai démarré il y a une trentaine d’années, où il y avait une sorte de recherche de notoriété, de visibilité, choses estimables par ailleurs, je ne critique pas ça, mais c’est ça qui pouvait attirer un peu dans les métiers du spectacle. Aujourd’hui, la conscience d’être aussi porteur d’une responsabilité civique au fond, qui était l’inspiration des origines, je trouve qu’elle reprend une sorte de consistance nouvelle et d’urgence nouvelle, donc ça, ça rend plein d’espoir. Je trouve qu’il y a beaucoup de maturité chez les jeunes gens qu’on accompagne dans notre école, on s’en faisait la réflexion avec certains de leurs intervenantes et intervenants. Donc, oui, il y a une conscience qui oriente aussi ce qu’ils et elles ont envie de faire, comment ils et elles ont envie de le faire et je trouve ça encourageant.

Un article dans Le Monde parlait de la solitude des metteurs en scène, évoquant leur précarité alors qu’ils sont créateurs d’œuvres mais aussi d’une forme d’économie. Qu’en penses-tu ?

Ce sont des sujets délicats et compliqués au fond. D’abord la dynamique du secteur culturel, ce n’est pas un monde séparé du monde. Le secteur de la culture est très dépendant de la dynamique générale de la société d’une certaine façon. On est dans un moment d’incertitude immense, de troubles, donc évidemment le secteur culturel en fait les frais, comme d’autres, et je l’ai dit tout à l’heure et je le redis, il y a aussi des forces clairement réactionnaires dont le projet idéologique est clairement énoncé, qui est très clair et qui ont décidé qu’il fallait commencer par s’en prendre à l’éducation et à la culture. Les débats d’aujourd’hui sur l’enseignement, l’éducation sexuelle comme on dit parfois à l’école en témoignent aussi. On le voit bien, cette offensive idéologique est très claire. C’est vrai qu’il y a des raisons de s’inquiéter, mais en même temps il y a des forces en face et des gens qui restent au travail, calmement. Et je rappelle que la Comédie de Saint-Étienne, avec son projet singulier, est pleinement soutenue par les partenaires publics avec lesquels on peut avoir des dialogues. Même avec des forces républicaines conservatrices, on peut dialoguer intelligemment pour tomber d’accord sur la nécessité d’une ambition culturelle incarnée par une maison comme la nôtre. Nous avons eu 43 000 spectateurs la saison dernière, je pense qu’on pourrait peut-être en avoir plus cette saison donc tout va bien, il y a une vraie dynamique.

Après, je pense qu’il y a un besoin d’art dans la société et qu’on est encore loin de le satisfaire. Je pense qu’on se trompe parfois avec le discours du « il y en a trop, il y en a trop, il y en a trop ». Mais si on a la sensation qu’il y en a trop, c’est peut-être que les choses ne sont pas tout à fait organisées comme il faudrait. Je pense qu’il y a aussi les responsabilités du milieu lui-même à réfléchir aujourd’hui aux endroits où on met nos forces et savoir ce qu’on doit accentuer, défendre, accompagner. Nous, dans cette maison, on est très attentifs à la question de l’enseignement artistique parce qu’on a une école, parce que dans cette école on forme des profs de théâtre. On a commencé un dialogue très riche, je trouve, notamment avec le Département de la Loire autour des choses un peu techniques comme les schémas départementaux d’orientation pédagogique, c’est-à-dire des départements qui ont la charge des schémas d’éducation artistique sur leur territoire. Je crois que ce sont des grands sujets, ça, par exemple. Et aujourd’hui, je pense que le théâtre a encore des espaces de développement et que la pratique théâtrale est appelée à se développer. Il faut y réfléchir, il faut l’accompagner, il faut y travailler.

Enfin, la dernière chose qu’il faut se dire, de façon un peu fataliste, c’est que les mondes de l’art sont aussi des mondes un peu cruels. Quand on s’engage dans un parcours artistique, on doit aussi le faire avec la conscience du fait que ça ne marche pas à tous les coups. Ce que je répète parfois aux élèves de l’école, on n’est jamais obligé d’être artiste. Il faut savoir le risque qu’on prend en décidant de faire ce pari étrange de venir proposer à des gens les fruits de son imaginaire, en espérant que celui-ci va rencontrer l’imaginaire des autres. Il ne faut jamais oublier que ça reste une curieuse affaire. Parfois ça prend, parfois ça ne prend pas, parfois on y arrive, parfois pas. Il faut s’engager dans ces métiers avec la conscience absolue qu’il y a énormément d’incertitudes, d’aléas, qui peuvent être vécus parfois comme une forme d’injustice probablement. Je ne veux pas faire une espèce de discours darwiniste en le disant mais il y a ce double mouvement qu’il faut quand même garder en tête.

C’est sûrement beaucoup plus dur et cruel que ça ne devrait l’être actuellement, ça c’est sûr, car il y a des tas de gens qui seraient fort utiles et auxquels il faudrait donner des moyens, notamment pour la présence artistique sur les territoires. Même dans les endroits où il n’y a plus de postes, plus d’hôpitaux, plus de médecins, plus d’écoles, etc., il reste des artistes au travail. Je trouve que là, le pays, la puissance publique ne prend pas assez conscience de cette force et ne l’appuie pas suffisamment.

On peut développer sur ce rôle de la puissance publique ?

Je parodie la phrase de Clémenceau « l’imaginaire est une chose trop importante pour la laisser aux industriels ». Je ne dis pas que les industriels n’ont pas le droit de s’occuper de l’imaginaire, je ne suis pas pour qu’on ferme Netflix et la Paramount ou Disney, je n’ai pas de problème avec ça. En revanche, je pense qu’on a toujours besoin d’autres choses. Et pour ça il faut absolument lutter pour qu’il y ait une politique culturelle plus ambitieuse et plus consciente de ce à quoi elle doit servir. Les politiques publiques c’est beaucoup de choses, mais c’est un investissement public dans l’imaginaire. Public c’est-à-dire la différence entre des sucres lents et des sucres rapides, entre la consommation immédiate et la construction de fonds. La construction de fonds, comme les opportunités de profit sont plus rares, évidemment les industriels ne s’y précipitent pas. Ils se précipitent dans la consommation rapide. Ce n’est pas un problème en soi, en revanche il faut absolument composer avec. C’est pour ça qu’on a une école, c’est pour ça qu’il faut qu’on ait une presse libre, etc. Et qui peut en être garant autre que la puissance commune, donc la puissance publique. Ce n’est pas pour autant faire une culture d’État, ni une presse d’État, ni une école d’État. L’État n’est pas et ne doit pas être ultra-interventionniste sur ce qu’on doit faire. Il y a des discussions, il y a des injonctions, il y a de la dispute, mais il n’y a pas et ne doit pas y avoir d’autoritarisme excessif. Donc il faut cultiver ces espaces où l’imagination s’alimente, se déploie autrement que dans les arcanes prévues par le marché qui cherchent autre chose que nous.

Je vais insister sur une chose. Je veux bien qu’on me raconte tout ce qu’on veut, mais la personne qui dirait aujourd’hui que l’imagination n’est pas une urgence se tromperait lourdement. Nous savons, collectivement, que nous devons réinventer quelque chose. On ne sait pas quoi, puisqu’on doit l’inventer. On peut toujours regarder en arrière, en se disant que ça devrait ressembler un peu à ci, un peu à ça, mais on sait bien qu’on doit vivre autrement. Et là, c’est devenu une sorte d’urgence vitale. Et ça n’est pas du tout impossible. Je ne suis pas pessimiste sur la capacité d’y arriver. Mais pour ça, il faut beaucoup d’imagination, et d’imagination notamment chez les jeunes gens. On sait bien qu’il y a des tas de forces qui travaillent plutôt à l’écrasement des imaginaires pour des raisons mercantiles. Moi, je n’en veux pas aux capitalistes de chercher à faire du profit. C’est la nature même de leurs entreprises, mais je pense qu’en revanche il faut un peu contrôler ce qu’ils font. Il faut un espace pour qu’autre chose puisse advenir. La culture publique, l’éducation publique, la recherche, ce ne sont rien d’autre que l’espace où on cultive cette autre possibilité. Pas pour faire joli, contrairement à ce que nos ennemis racontent, mais parce qu’on a besoin d’idées nouvelles, on a besoin d’hypothèses nouvelles, et dans plein de domaines. Du coup, c’est un peu les rôles aussi de la comédie au sens large, on en a parlé vaguement.

La comédie c’est bien sûr un théâtre, donc un lieu de divertissement, c’est un lieu de création, mais c’est aussi le lieu de plusieurs autres missions. Si on peut en citer quelques-unes…

Une première mission que je rappelle toujours c’est que si on a décidé de donner des subventions à des lieux comme les nôtres, ça n’est pas pour engraisser des artistes paresseux, comme on l’entend souvent, mais c’est parce que la puissance publique a décidé qu’il était bon que le prix des places ne soit pas un obstacle à la fréquentation des lieux de culture. C’était une revendication de Vilar notamment. On sait depuis que le prix n’est pas le seul obstacle à la fréquentation culturelle mais c’en est un. À la Comédie on peut venir voir un spectacle pour en moyenne 10 euros, ce qui est quand même un prix très raisonnable.

Ce qu’on nous dit aussi, c’est qu’au fond puisqu’on est un espace d’entretien de l’imaginaire, alors on est bien censé faire des œuvres dont les gens n’ont évidemment encore aucune idée. C’est pour ça qu’on a une école. Je répète sans arrêt aux élèves : « moi ce qui me fait rêver quand je vous regarde, c’est que vous allez faire un théâtre qui n’existe pas encore ». Je suis désireux de le voir et je sais qu’il sera différent de celui que je pratique. Surtout, je ne forme pas mes élèves pour qu’ils fassent le théâtre que je fais. Je ne dis pas non plus quel théâtre ils doivent faire. Il faut donc essayer de les équiper pour qu’ils fassent leur théâtre. Il faut accompagner les gens et leur dire : venez, tentez, construisez du dialogue.

Une maison comme la Comédie passe un temps très conséquent à parler, à discuter, à dialoguer, à commenter, à accompagner ce qu’on fait. On est un lieu d’éducation non pas à l’art mais d’éducation par l’art. Ici il y a la possibilité de découvrir le théâtre par sa propre pratique amateur, semi-professionnelle, franchement professionnelle. Je crois qu’on a besoin de force en ce moment et que la fréquentation des œuvres augmente nos forces. Je reste sur mes métaphores culinaires, mais on sait bien que si on engloutit un paquet de bonbons, le plaisir peut être très puissant, mais derrière, on a quand même la nausée. Et on sait très bien que les objets de grande consommation culturelle peuvent produire ces effets-là. Il y a de la malbouffe, et il y a aussi de la malbouffe culturelle. Je ne suis pas pour l’éradiquer, parce que je comprends, et je participe de ces plaisirs rapides, immédiats et parfois très enivrants, mais à condition qu’ils viennent aussi s’articuler avec des choses qui nous fondent, qui nous structurent, qui font cette coexistence. Je crois que les imaginaires sont hybridés de toute façon. Il faut qu’ils le restent, et pour qu’ils le soient, il faut bien qu’il y ait l’hypothèse de l’art en face du divertissement mercantile. Il faut la maintenir vivante. Il faut que ça coexiste. D’ailleurs on le voit bien dans les travaux aujourd’hui des jeunes artistes, c’est qu’ils sont tous porteurs de cette culture. Les spectacles de théâtre aujourd’hui sont beaucoup moins inhospitaliers. Il y a une forme de plaisir, d’hospitalité un peu nouvelle qui vient aussi d’une jeunesse, d’une génération d’artistes qui ont des imaginaires extrêmement composites pour le coup, c’est-à-dire qui vient effectivement de la fréquentation d’œuvres artistiques extrêmement pointues mais en même temps d’une fréquentation totalement assumée d’œuvres très populaires, d’un imaginaire très commun, très partagé.

Des actions également hors les murs ?

Comment est-ce qu’on dialogue avec une institution comme la Comédie, incarnée un peu, comme ça, symboliquement, dans un bâtiment ? Si on ne veut pas que notre institution devienne une citadelle, il faut ouvrir sans arrêt les portes et les fenêtres. Et pour ça, il y a plein d’actions de sortie hors de nos murs. Il y a par exemple la Comédie Nomade, pour emmener des spectacles notamment dans les collèges de la Loire, ceux de Saint-Etienne évidemment mais aussi de la Haute-Loire, etc. L’année dernière on a fait plus de 100 représentations de « Théâtre mode d’emploi » dans les collèges stéphanois, ligériens, ou altiligériens. Il n’y a pas une intention de transformer les comédiens, les comédiennes ni les structures culturelles en adjuvant l’éducation. Mais en revanche, qu’on doive dialoguer avec ces espaces, c’est fondamental aujourd’hui. On est en train de développer également tout un projet autour de la prison avec les élèves de l’école. On travaille aussi en direction des secteurs sociaux ou médicaux.

Je crois profondément à l’utilité sociale d’outils comme celui-là. J’entendais il n’y a pas longtemps quelqu’un dire qu’on a un énorme problème de maintenance dans nos sociétés. On a fabriqué des tas de trucs mais le problème c’est de faire que ces choses tiennent. On pourrait parler des voies ferrées qui relient Lyon à Saint-Etienne par exemple. La maintenance est indispensable mais en même temps ça coûte des sous, personne n’a vraiment envie de le faire, il n’y a pas beaucoup de profit à se faire et pourtant c’est la base pour qu’une société tienne. On appelle ça aussi le soin, parfois… Finalement tu me demandais à quoi sert une maison comme la Comédie, je dirais : entretien public de l’imaginaire mais aussi maintenance et soin. C’est pour ça qu’on a des liens, j’allais dire, naturels, avec les institutions qui, dans une société, s’occupent de la maintenance et du soin. Je pense même qu’il n’y a pas d’humanité sans institutions. L’entreprise est une forme institutionnelle bien entendu. Mais je pense, même si elle est tout à fait précieuse, qu’elle est absolument insuffisante pour faire tenir la société. La société a besoin de se reconnaître dans autre chose que dans des endroits de production et de fabrication de profits. Il faut aussi des espaces non profitables. C’est la phrase de Thatcher : « il n’y a pas de société, il n’y a que des individus et des familles ». On voit bien aujourd’hui comment une partie des forces réactionnaires libérales cherchent à s’allier, et voudraient réussir à nous raconter cette fable.

Peut-on aborder cette rentrée 2025 et évoquer ce qui nous attend ?

Bien sûr. L’organisation fait qu’on a une première partie de saison, qu’on a déjà évoquée et qui est plutôt organisée autour des créations… Dans la deuxième partie de saison, c’est plutôt un moment où on reçoit, où on accueille notamment des spectacles dont on a accompagné la fabrication. C’est assez drôle ce qu’on vient de se dire sur la maintenance, les soins, les institutions parce qu’il y a un certain nombre de spectacles justement qui sont travaillés autour de cette question-là. Je ne vais pas tout citer mais je vais quand même évoquer le travail de quelques-uns dont Lorraine de Sagazan. Il se trouve qu’avec Sophie on la connaît depuis très longtemps. Elle a commencé comme jeune comédienne, elle a eu son premier contrat payé avec notre compagnie à l’époque, puis elle est devenue metteuse en scène. Elle devient également marraine de la promotion qu’on va recruter au mois de juin et donc elle va passer trois ans, trois saisons en tout cas, avec la Comédie. On a été partenaire de sa dernière création « Léviathan », qu’elle a créé au festival d’Avignon, un spectacle extrêmement beau, extrêmement singulier, très puissant et qui traite de l’institution judiciaire. Le spectacle est comme une restitution de ce qui se joue dans cet espace très particulier de la comparution immédiate et qui vient poser la question fondamentale, à savoir comment est-ce qu’on rend la justice à l’intérieur d’une société ?

Un mot sur une autre artiste qu’on a coproduite et qu’on accueille cette saison, je crois pour la première fois à Saint-Étienne, Estelle Savasta, avec un spectacle lumineux qui s’appelle « D’autres familles que la mienne ». Elle s’est intéressée de son côté à la question des familles d’accueil. Elle a inventé une fable autour de ce qui arrive à ces enfants qui grandissent dans d’autres familles que la leur. Ce n’est pas du tout la face mélancolique et sombre de cette question. Je rappelle d’ailleurs que ce qui nous intéresse chez ces artistes, c’est le théâtre qu’ils et elles inventent à partir de thèmes comme la justice, la famille d’accueil… et quel théâtre ça permet d’inventer ! Voir des choses qu’on ne s’attendait pas à voir, des choses qui nous surprennent.

Je pense aussi à plusieurs autres : Baptiste Amann, qu’on a déjà accueilli en 2023, qui est aussi auteur et metteur en scène. Son spectacle s’appelle « Lieux communs ». Il a pris la structure de l’enquête, du thriller. La fille d’une personnalité d’extrême droite meurt et cela va avoir des effets dans les vies de gens très différents mais qui ont tous un lien avec ce fait divers ; Adama Diop qui a fait un passage important dans cette maison puisqu’il a été parrain d’une précédente promotion et qui présente sa première création « Fajard ou l’Odyssée de l’homme qui rêvait d’être poète » qu’il a écrite, mis en scène et qu’il interprète. Il associe théâtre, poésie et cinéma dans une sorte de méditation très intime et en même temps très universelle sur la question de l’exil et de l’accueil des exilés ; Marie Payen qui présente un spectacle singulier « La nuit c’est comme ça ». Elle travaille en ce moment avec les élèves de la promotion 33. C’est une immense comédienne que l’on a pu découvrir la saison dernière dans Welfare de Julie Deliquet, et qui incarne sur scène une voyante un peu chaman, un peu oracle… Elle est accompagnée du batteur Raphaël Chassin ; Enfin, sur une forme plus populaire, parlons de « J.C » et de « Céline ». Une pièce sur Van Damme d’un côté, et Céline Dion de l’autre. Ça me fait rire de voir comment aujourd’hui une jeune metteuse en scène, Juliette Navis, se saisit de ces espèces de figures presque un peu frelatées de la pop culture pour se demander ce qu’elles deviennent quand elles repassent par le prisme du théâtre… Cette deuxième partie de saison est particulièrement brillante je trouve !

On ne va bien sûr pas tout dévoiler, mais, puisque nous avons un cahier jeune public dans ce numéro, on pourrait tout de même parler de ton spectacle « Au début… » qui a été joué en octobre 2024 et qui a été en tournée en décembre. Est-ce qu’on appréhende un spectacle jeune public, son écriture, avec le même état d’esprit qu’un spectacle pour « adulte » ? As-tu abordé l’écriture en ayant en tête qui allait venir voir le spectacle ?

C’est la question fondamentale. J’ai fait un certain nombre de spectacles et depuis longtemps. C’est pourtant dans ma maturité que j’ai décidé de parler aux enfants. C’est une drôle d’idée. Cela dit, en y réfléchissant, j’ai monté un certain nombre de textes classiques, même si j’ai monté infiniment plus de textes contemporains, et se faisant, je savais que je m’adressais à une partie de la jeunesse. Je sais très bien quand j’adapte « L’Avare », qu’il y aura des lycéens, des collégiens qui vont venir. En ça, j’ai toujours considéré que j’avais construit un dialogue avec la jeunesse. Mais les enfants c’est un peu autre chose je pense. Toucher des élèves CM1, CM2, 6e, quand on se lance dans l’affaire, on espère que ça va marcher. Par contre, je ne pense pas du tout qu’il faille parler aux enfants différemment. On leur parle comme on se parle. J’ai écrit la pièce en me disant cela. En revanche, tous les sujets ne les intéressent pas. Et là, comme je voulais parler de la préhistoire parce que c’est un vieux sujet obsessionnel chez moi, il a donc fallu raconter une fable, une histoire avec un début, un milieu, une fin, des personnages, une intrigue, du suspense… et ça c’était très nouveau pour moi.

Je dérive un peu, puisque tu fais un cahier jeune public, mais ce qui m’étonne, c’est que j’ai toujours aimé, dans des fréquentations un peu secrètes, les productions à destination de la jeunesse. Notamment la bande dessinée. C’est quand même un art initialement destiné qu’à la jeunesse, où les plus grands artistes de la discipline ont fait des œuvres pour les enfants. Franquin par exemple, avec Gaston Lagaffe, Spirou et Fantasio… Des films, des dessins animés notamment m’ont aussi beaucoup intéressé. C’était marrant de me dire que dans mon propre art, je n’osais pas y aller. Alors même qu’il y a des innovations formelles majeures qui se sont opérées dans les œuvres pour la jeunesse précisément parce qu’elles étaient moins regardées. J’avais la conviction que c’était un endroit très riche où on pouvait prendre des risques, tenter des choses. C’est un peu ce que j’ai fini par faire à mon échelle et finalement je m’en suis sorti. Ce n’est pas présomptueux, je ne sais pas si le spectacle est formidable ou pas, mais en tout cas je crois vraiment qu’il arrive à intéresser les enfants. L’écoute pendant la représentation et les discussions qu’on a avec eux après me le confirment.

Interroger le passé pour appréhender le futur et mieux comprendre le présent ?

Il y a un vieux truc philosophique stoïcien qui est « Memento Mori », la vie est brève. Et au fond, fabriquer de la perspective historique longue, aller se mettre en 1668 avec mon grand ami Jean-Baptiste Poquelin, avec Molière, c’est pareil. C’est aussi dézoomer, et je crois qu’il faut de temps en temps dézoomer. Le dézoom de 300 000 ans, quand tu t’intéresses aux Sapiens, je ne sais pas pourquoi, mais c’est un réconfort psychique énorme pour tout le monde. Je veux dire, l’histoire d’une vie, tu vois, ça ne fait pas 80 ans, l’histoire d’une révolution industrielle ça ne fait pas 200 ans, et l’histoire de l’Occident chrétien ça ne fait pas 2 000 ans… donc 300 000 ans ! Et ce que j’aime dans cette histoire c’est qu’entre moins 300 000 et moins 290 000 on ne sait à peu près rien. Alors là franchement comme ouverture d’imaginaire ça se pose là ! Ensuite on revient à notre petit présent en se disant qu’on s’en sortira, la belle affaire. On verra bien. Ça ne veut pas dire que c’est bien engagé mais ça veut dire que l’histoire de notre espèce est très très longue. Un metteur en scène avait dit ça : « Les classiques, avec cette histoire du temps long, c’est comme les alarmes, ce sont des trucs à briser en cas d’urgence ». L’Avare, par exemple, quand on l’a montré, les gens venaient nous dire que c’est incroyable parce que ça nous parle d’aujourd’hui, etc., etc. Nous, en le faisant, on avait des arrière-pensées sans doute, mais on n’avait pas l’intention de dire des choses précises de notre époque. J’ai parlé tout à l’heure de l’imaginaire, la boucle est bouclée. On propose des espaces de projection, mais plus ça va, plus je crois qu’ils doivent être extrêmement ouverts. C’est ensuite les spectateurs qui en font quelque chose. La phrase qui m’exaspère le pl­us, c’est l’art ça ne sert à rien. Si ça ne sert à rien, ce n’est pas la peine d’en faire et d’en voir. Alors ça sert à quoi ? Ça sert à venir composer avec celles et ceux qui regardent.

Je dis souvent aux acteurs : « attention, les gens quand ils viennent vous parler de votre spectacle, ils ne parlent que d’eux ». Ce n’est pas négatif ce que je dis, ils viennent vous parler de comment la chose a été ressentie par eux. Et ça n’a souvent qu’un rapport lointain avec ce que nous avons créé. Finalement ce qu’on fait peut être utile parce que ça vient interagir avec ce que les gens ont en eux, et si ça fonctionne, alors on a réussi notre coup. C’est un drôle de métier !