Le directeur de la Comédie de Saint-étienne s’est confié à nous pour cette rentrée culturelle. Il évoque les missions de la Comédie, la saison 2023-2024, mais aussi ses inquiétudes face à cette crise systémique qui impacte et fragilise le monde de la culture.

On l’oublie peut-être, mais La Comédie de Saint-Étienne n’est pas seulement un théâtre. Pouvez-vous nous donner un aperçu de ce qu’il s’y passe ?

La Comédie de Saint-Étienne est un centre dramatique. Je dirais que son premier métier, c’est de fabriquer des spectacles, de les répéter puis de les jouer. C’est à partir de cette idée que tout le reste du projet se pense et s’invente. Nous sommes aussi un centre de formation avec l’école dans laquelle on forme des comédiens et des comédiennes, mais aussi des enseignants de théâtre… Enfin, le troisième pilier, si je puis dire, c’est le partage de cet art avec les publics. C’est la mission de service public qui nous est confiée. N’importe qui peut avoir le droit, l’opportunité, la possibilité de franchir les portes du théâtre. La médiation, un autre métier important, est là pour y contribuer. Il y a également tout le travail de territoire que l’on fait avec La Comédie nomade, les spectacles hors les murs, le travail avec le milieu associatif ou scolaire, etc. Dernier critère, la politique tarifaire : nous avons mis en place une offre accessible, avec des tarifs les plus justes possibles. On peut rappeler que ce centre dramatique est l’un des tout premiers créé dans ce pays, et qu’il a une histoire singulière. La figure de Jean Dasté est aussi importante que celle de Jean Villars dans l’histoire de la décentralisation. Et à Saint-Étienne, l’histoire de Dasté est un patrimoine encore vivant qu’il faut continuer à faire exister. Ça ne veut pas dire qu’il faut faire du théâtre comme en 1947, on fait autre chose, mais avec la même conviction sur le fond, qui est de proposer les meilleures œuvres possibles offertes au plus grand nombre.

Courts-Circuits, une autre singularité de la Comédie, a été initié l’an dernier. Qu’en est-il cette année ?

Avec Sophie Chesne, ma camarade qui dirige cette maison avec moi, on avait un double souci. Celui d’abord de trouver un espace dans la programmation de la Comédie pour des artistes plutôt en début de parcours, et aussi plus précisément pour des artistes qui vivent et travaillent dans la région Auvergne Rhône-Alpes. Courts-circuits est un temps fort de 10 jours qui permet de faire se rencontrer les artistes, les compagnies, avec les publics. La région Auvergne Rhône-Alpes est un territoire très riche sur le plan théâtral, ça veut dire qu’il y a beaucoup d’équipes artistiques qui travaillent. C’est un moment dédié qui leur donne un peu de visibilité. On va donc faire la deuxième édition qui sera en lien, c’est très important, avec le réseau Loire en scène, c’est-à-dire avec l’ensemble des théâtres qui sont réunis dans ce réseau. La Comédie propose six spectacles en collaboration avec le Verso et la Comète, sur la ville de Saint-Étienne. Les autres partenaires, proposent eux aussi, dans ce temps dédié, les spectacles qu’ils ont choisi. Nous ne portons pas une ligne de programmation et ce n’est pas non plus un festival. Chacun est libre, ce qui est assez inédit. Les journées professionnelles du réseau Loire en scène, qui se tiendront les 15 et 16 novembre, rentrent cette année dans le cadre de Court-Circuit, ce qui va encore plus, je l’espère, fédérer autour de cet événement.

Ce projet a vocation de rapprocher les territoires, ce que souhaite visiblement la politique culturelle de la Région. Or, malgré tout, en juin dernier, la Comédie subit des baisses de subventions. Où en est-on aujourd’hui ?

La Région a fait une déclaration précisant qu’elle allait compenser la baisse de la subvention de fonctionnement par des subventions d’investissement. C’est assez technique, mais ce que ça signifie, c’est qu’ils ne vont pas forcément nous enlever de l’argent, simplement qu’ils vont le répartir différemment. Madame Sophie Rotkopf, l’élue à la culture de la Région a déclaré qu’elle reconnaissait l’excellence du travail de la Comédie de Saint-Étienne. Je m’en réjouis. Je considère que c’est un signe positif. Je reste cependant toujours inquiet, mais je n’ai pas envie d’être ou pessimiste ou trop alarmiste. J’espère qu’on va trouver des biais pour travailler ensemble. Cependant, je reste inquiet. Pourquoi ? Parce qu’entre les baisses de subventions de la Région et celles de la ville de Saint-Étienne, notre niveau de financement est le même que celui de la Comédie avant qu’elle ne déménage sur son nouveau site. Alors qu’il est évident, vu la nouvelle structure, que nous ne pouvons pas fonctionner avec les mêmes moyens que rue Emile Loubet ! Ça, plus le contexte inflationniste dans lequel nous sommes, très clairement se pose la question de savoir si nous allons devoir faire le tri dans nos missions. La ville est très consciente de cela et bien entendu nous sommes en pleine discussion !

Les conséquences, c’est effectivement ce qui interpelle. Quelles sont-elles ?

Je pense que nous sommes en train de nous habituer à avoir des services publics en mode dégradé. C’est l’hôpital qui a donné l’exemple, mais je pense que l’école suivra et la culture aussi. C’est très très grave de s’habituer à ça ! Clairement, pour 2023, je l’ai déjà dit, rien ne changera. Quand nous avons appris ces baisses de subventions, nous nous étions déjà engagés auprès des compagnies. Je ne nous voyais pas les appeler pour leur dire que nous nous désengagions. La saison 2023 était déjà construite. Cela dit, on s’achemine vers un déficit significatif à la fin de cette année. Ce qui n’est pas insurmontable parce que notre économie est saine mais nous ne pouvons pas cumuler des déficits sur plusieurs années. Pour 2024, une partie de la saison était déjà écrite. La variable d’ajustement, c’est ce qu’il va se passer dans un an. Si nous n’avons pas un peu de respiration, et plus de marge de manœuvre, on pourrait faire comme certaines structures culturelles cette année, à savoir réduire la saison, repousser leurs ouvertures, proposer moins de spectacles, etc. Je ne sais pas quels seront les arbitrages, mais j’ai besoin qu’on en parle avec les partenaires publics. S’il n’y a aucune marge de manœuvre possible, qu’est-ce qu’on fait de nos missions ? Il y en a certaines qui sont impossibles à ne pas tenir, la création, le soutien aux artistes, l’éducation artistique, le partage de l’art, etc. En 2017, la Ville, le Département, la Région, l’État se sont engagés pour soutenir la Comédie. Le public est de plus en plus nombreux et n’est pas uniquement local. Encore une fois, nous avons une mission de service public mais qui ne peut pas fonctionner sans financement. Il ne faudrait pas que la Culture devienne la variable d’ajustement des politiques publiques. Mais si jamais c’est le cas et qu’on le constate collectivement, dans ce cas-là, il faudra faire des choix, et ce sera douloureux. J’espère que nous n’en arriverons pas là.

Parlons justement de la création. Laurent Frechuret va ouvrir la saison, mais beaucoup d’autres spectacles vont suivre.

C’est évidemment notre moteur pour aller de l’avant. On est ravi que Laurent ouvre la saison avec « Fin de Partie » de Beckett. On peut évoquer un autre spectacle dont on est très content, c’est celui de Pauline Bureau « Neige ». C’est une artiste de la Fabrique, marraine de la promotion 32 de l’école et c’est aussi l’une des plus importantes autrices et metteuses en scène de notre paysage théâtral. On attend beaucoup de cette création ambitieuse que l’on pourra voir à partir de 10 ans et à partir de novembre. Il faut bien comprendre que les premiers usagers d’un lieu de création, ce sont les artistes. La question c’est de se configurer pour leur rendre le meilleur service possible et de favoriser leur travail. Au service de quoi ? De la rencontre avec les publics, car nos deuxièmes grands usagers ce sont eux. Au fond, quel que soit le théâtre, c’est la même priorité, à savoir les artistes et le public. Et plus il y a de propositions artistiques sur le territoire, plus il y a de richesse, plus il y a de fréquentation culturelle.

Sans parler de tous les spectacles, peut-on dire quelques mots de la nouvelle saison 23/24 ?

Ce que je peux dire, c’est qu’on veille à ce que cette maison ne soit pas représentative d’un style. On ne défend pas un style, une esthétique, et certainement pas la mienne. Avec Sophie, en regardant notre programmation, on se dit parfois bien malin qui pourrait dire quels sont nos goûts. Il y a une place pour le théâtre de texte. Je vais citer Gérard Watkins, parrain de la promotion 33, qui est auteur, metteur en scène, comédien, musicien… En décembre il proposera « Voix ». Je pourrais citer aussi Françoise Dô qui va créer au mois de janvier un spectacle pour enfants « Reine Pokou ». Un autre type de théâtre, représenté par Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias, les deux fondateurs de la célèbre compagnie Baro d’Evel qui proposeront au mois de décembre « Là ». Ce qu’ils font est à la frontière des arts plastiques, de la danse, du cirque et du théâtre. Il y aura une présence du langage chorégraphique cette année avec le studio Dyptik avec « Le grand bal », Maguy Marin qui revient avec une nouvelle création, Pierre Pontvianne de la Cie Parc avec « OE ». Évidemment, on en a parlé, on retrouvera toute la programmation de Courts-Circuits avec par exemple « Kaldûn » d’Abdelwaheb Sefsaf de la Cie Nomade in France accompagné du Canticum Novum, ou « Scarlett et Novak » de Vladimir Steyaert d’après un texte d’Alain Damasio,  « Mélody et le capitaine » de Gilles Granouillet…Il y aura du théâtre pour les familles et le jeune public, avec entre autres  « Wendy et Peter Pan » de Jean-Christophe Hembert et Loïc Varraut de la Cie Pôle Sud Prod, ou Pauline Bureau avec  « Neige », dont nous avons parlé aussi. Avec les artistes de la Fabrique, on peut parler de Sébastien Nivault et Martin Grandperret avec Emmanuel Vérité pour « L’exercice du super héros » ou encore « Un monde nouveau » toujours de Pauline Bureau, etc.

Le slogan de cette année c’est « On vous raconte des histoires ». L’idée sous-jacente est de proposer de nouveaux récits, peut-être pour créer de nouveaux imaginaires et qui sait, regarder le monde différemment. Que peut le théâtre ?

On ne change pas le monde simplement avec des idées et des récits. Mais ça peut quand même y contribuer, il me semble, même si la question de devoir changer de monde et de mode de vie fait peur. Si l’on veut qu’il reste un monde, il faut changer. Tout le monde le sait. Si on ne maîtrise pas le processus par lequel ça va se faire, alors ça s’imposera à nous. Et pour changer le monde, je pense qu’il faut changer de sensibilité, de façon de voir, de ressentir les choses. Il faut changer de priorités, de hiérarchie entre ce qui est important et ce qui est accessoire…Je pense qu’on a besoin de se raconter les histoires, d’autres histoires, différemment, pour se préparer à vivre autrement. Il y a des récits dominants avec le champ politique, médiatique, qui racontent leurs histoires. Nous aussi nous en racontons, pas seulement pour se distinguer, mais aussi parce que nous sommes convaincus que nous avons besoin de croire à d’autres histoires et à d’autres manières de fabriquer le monde pour le maintenir vivable. C’est une contribution modeste, mais je suis assez serein, on pratique depuis longtemps un art low tech. Des vivants qui racontent des histoires aux vivants, ce n’est pas nouveau, et même si on ne parle pas de CO2 et qu’on peut toujours s’améliorer, je pense que nous avons notre rôle à jouer. Même si pendant le Covid, on nous a dit que nous étions « Non essentiels ». Nous sommes dans le simulacre, le récit, mais en même temps, l’entretien de nos imaginaires, de nos imaginations, ça me semble essentiel. Pour inventer d’autres façons de vivre et affronter les problèmes qui sont devant nous, il va nous falloir beaucoup d’imagination ! On perçoit comme une fatalité de vivre, produire, consommer, habiter, d’être les uns avec les autres, parce que d’une certaine manière on nous a un peu anesthésiés. Alors que dans l’histoire de l’humanité, il y a eu des tas de façons de voir le monde. Et je suis certain, qu’individuellement, chacun a probablement réussi à changer quelque chose au cours de sa vie. Ça peut être « j’ai arrêté de fumer, j’ai rencontré quelqu’un, j’ai changé de job, je suis allé bosser dans une autre ville », etc…Un spectacle vous redonne cette perspective qu’effectivement on peut changer des choses dans sa vie, qu’on peut faire autrement.

Pour finir, peut-être pourrions-nous évoquer tes deux spectacles « L’Évangile selon Bill » et « Le jeu de l’amour et du hasard » ?

Je vais commencer par « Le jeu de l’amour et du hasard », parce qu’il se trouve que ce n’est pas une histoire préméditée. En arrivant ici, j’ai créé l’Avare et il s’est passé quelque chose avec le public. Je me suis rendu compte que les gens avaient envie d’entendre les grands textes de notre culture. J’ai voulu poursuivre cette rencontre avec le public et le patrimoine théâtral pour lequel j’ai une grande passion. Donc cette pièce de Marivaux, que j’avais déjà monté il y a quelques années, sera remise en chantier et jouée 15 jours en janvier. J’ai gardé la même distribution que dans la première version. Ça va être un rendez-vous important pour moi, d’abord avec la troupe d’acteurs, mais aussi de re-raconter cette histoire. L’histoire est celle d’un mariage, comme toujours, entre deux jeunes gens. La jeune fille veut bien épouser le garçon mais elle veut voir s’il va lui plaire. Elle va inventer un stratagème en se faisant passer pour sa suivante, sauf que le jeune homme a fait la même chose. La situation devient folle. Les deux maîtres déguisés en valets tombent amoureux l’un de l’autre, et les deux valets, alors déguisés en maîtres, espèrent profiter de la situation pour sortir de leur condition… Il y a une sorte de scandale, de potentialité égalitaire, où les distributions de la naissance ne sont plus aussi évidentes. Rappelons que nous sommes dans les années 1730, soit environ 50 ans avant la révolution française. Et c’est l’amour qui est le moteur de ça, elle peut transcender tous les déterminismes, sauf que là où la pièce est très cruelle, c’est que, bien évidemment, c’est une illusion. Et c’est assez brutal, mais aussi très drôle. Les grandes comédies sont toujours très cruelles. C’est l’histoire de la peau de banane. On rit de celui qui glisse, même si souvent celui-ci se fait mal ! J’espère en tout cas que cela plaira.

« L’Évangile selon Bill » c’est quelque chose qui me touche beaucoup. Cette pièce est la suite d’un parcours très long avec Emmanuel Vérité avec qui on a créé ensemble un personnage, Charlie, que les spectateurs de la Comédie ont pu découvrir la saison dernière avec  » Tout Dostoïevski ». Charlie, c’est Emmanuel qui l’a inventé, et pour lequel j’ai écrit une suite d’aventures. Ce sera sa 4e apparition et cette fois Charlie va raconter la vie d’un personnage qui s’appelle Bill, son régisseur. Quelqu’un qui l’accompagne depuis toujours, mais qui, pour des raisons qu’il expliquera en cours de route, est absent ce soir-là. Le spectacle est une sorte d’hommage, d’évocation de ce camarade. On sait que le travail qu’on fait autour de ce personnage de Charlie, avec Emmanuel, c’est un travail au long cours. On a besoin de fabriquer le spectacle dans des conditions un peu particulières, et cette fois j’ai demandé à Gilles Granouillet s’il accepterait qu’on fasse les premières représentations au Verso. Ça m’intéresse de travailler sur un autre format, un autre rapport au public, et de commencer une nouvelle aventure qui devrait se poursuivre, on l’espère, encore longtemps.

Un mot pour conclure ?

Je suis prudent, attentif par rapport à tout ce qu’on vient de dire, mais je suis ni pessimiste ni naïf. C’est très important de le dire. Je trouve, dans l’énergie de cette maison, dans les artistes qui la fréquentent, dans les publics, les rencontres qu’on fait avec les jeunes gens dans les salles de classe ou avec ceux de notre propre école des raisons pour ne pas s’accabler. Contrairement au titre du premier spectacle qu’on va présenter, et pour boucler la boucle avec tout ce qu’on vient de dire, la partie n’est pas finie !