On le sait pertinemment, il n’y a pas UN théâtre mais DES théâtres. Il y a ceux qui restent figés sur le texte, les « grands auteurs », et qui conçoivent leur spectacle comme une éternelle confrontation avec ces références incontournables ; Il y a ceux qui, à l’opposé, imaginent que la modernité ne peut s’écrire qu’au passé et qu’il est de leur devoir de faire entendre une langue d’aujourd’hui ; Il y a ceux également qui trouvent leur plaisir dans une sorte de polyphonie esthétique et formelle globale, incluant toutes les formes artistiques, danse, musique, vidéo, etc. Il y a ceux qui ne perçoivent que la dimension poétique de la langue ; Il y a ceux qui… et ceux qui ont décidé qu‘au final, le plateau n’a de sens que s’il est dépositaire d’un regard, d’une approche ou d’une esquisse du moment : évoquer sur scène ce qui fait notre quotidien, ce qui rend notre époque si complexe et souvent illisible. Le Théâtre du Shaman, créé dans les années 80 et toujours dirigé par Bruno Meyssat, œuvre dans ce sens. « Observer » traitait des événements d’Hiroshima et de Nagasaki: « Le monde extérieur » de la pollution pétrolifère au large des côtes du Mexique. « 15 % » compose, en quelque sorte, le dernier volet de ce triptyque consacré à l’irrationalité de notre époque.

15 %, c’est le pourcentage minimal demandé par les fonds de pensions, souvent anglo-saxons, pour leur retour sur investissement. Quelqu’un, un jour, dans son luxueux bureau de Wall Street, a ainsi décidé, en prenant compte certainement d’innombrables indices et données compliquées, que dorénavant tout investissement devait rapporter au minimum 15 % de rentabilité afin d’assurer aux actionnaires des dividendes à la hauteur de leur investissement. Depuis, ce devait être ainsi et pas autrement. D’où les vagues continues de délocalisation, le coût du travail étant moins cher là-bas, ailleurs, et les centaines de milliers de licenciements. Au fond, qu’est-ce qui a changé ces dernières années avec l’émergence de ce mouvement ultralibéral et profondément injuste ? Rien, si ce n’est que le système a décidé qu’il ne servait plus à rien d’agir dans l’ombre, ce qu’il faisait avant et qu’il était enfin temps d’œuvrer en pleine lumière. Car, depuis la Révolution, ce n’est pas tant l’esprit de l’homme qui a été libéré mais bien un système marchand basé sur le libre-échange et la libre circulation des marchandises et des capitaux. Peut-être fallait adjoindre un package sur l’égalité des citoyens pour faire avaler la pilule…

Pour mieux s’imprégner du système, Bruno Meyssat s’est rendu dans l’antre de la bête : Wall Street. Cela afin de humer cette odeur de sang et de sueur et de ressentir cette incantation quasi divine qui, un jour, fît dire à Llyod Bankfein, PDG de Goldman & Sachs, le nec plus ultra de l’intelligence financière internationale, « je fais le travail de Dieu » (citation authentique !!!) Mais la compagnie du Shaman s’est également rendue sur les lieux du crime, ces villes américaines comme Cleveland, totalement dévastée par la récente crise financière. À Cleveland, on a détruit des maisons, mis des gens dehors, rasé des quartiers et mis à sac les services publics. Un long moment d’imprégnation suivi cette immersion, avant une réappropriation du sujet en marge de la création. Un travail d’improvisation a ensuite permis aux comédiens de réassembler les actes, les visions intimes, les objets qui sont venus tisser le texte singulier de la représentation. Sur un sujet ambitieux et peu usité, cette proposition théâtrale plutôt « hors-norme », créée l’an dernier en Avignon, promet d’être à la fois sensible et d’une rare beauté.

Comédie de Saint-Étienne – Théâtre J. Dasté
Du 17 au 19 avril à 20 h