Le Théâtre Le Verso présente «Deux enfants», un nouveau texte de Gilles Granouillet dans une mise en scène de Patrice Douchet, directeur du Théâtre de Tête Noire. Rencontre avec ces deux artistes :

Questions L’Agenda Stéphanois à Patrice Douchet

Quelle est la nature de votre relation avec la compagnie Travelling Théâtre et son créateur Gilles Granouillet ?

Je connais Gilles Granouillet depuis une dizaine d’années. J’ai lu la plupart de ses textes dès leur sortie. Nous avons partagé des aventures artistiques diverses autour des écritures contemporaines mais c’est la première pièce de lui que je mettrai en scène. Nous partageons une pensée commune sur le théâtre que nous avons envie de défendre. J’ai fait connaissance avec l’équipe de Travelling Théâtre en octobre dernier lors de la première semaine de travail sur « Deux enfants » et j’ai trouvé là une maison comme je les aime qui respire le travail exigeant et qui sent bon la convivialité.

Qu’est-ce qui vous attire dans l’écriture de Gilles Granouillet ?

C’est un défenseur du récit, de la fable. Et si je m’intéresse aussi à des écritures dramaturgiques variées comme les poèmes dramatiques ou les matériaux textuels, j’ai un faible pour les histoires qui se racontent avec des personnages, des intrigues, des situations. Ses textes ont toujours plusieurs lectures possibles : l’histoire intime incluse dans la grande histoire humaine. Je ne peux envisager de créer une pièce où les enjeux affectifs entre les personnages seraient absents : j’aime les histoires d’amour, d’amitié, de famille… Et que tout cela soit ancré dans un contexte historique, social ou politique me séduit évidemment encore plus. C’est souvent le cas dans les textes de Gilles Granouillet. Même si « Deux enfants » est sur plusieurs plans une exception dans son parcours.

« Deux enfants » est un texte sur la jeunesse et son engagement. Que pensez-vous de cette jeunesse qui est née avec les réseaux sociaux, internet et la révolution numérique ?

Je ne pense rien de cette jeunesse-là particulièrement. Ce qui m’intéresse ce sont « les jeunesses », toutes les jeunesses. Celle que nous côtoyons utilise les outils dont elle dispose aujourd’hui comme celle de la Beat Generation utilisait dans les années 70 (du siècle dernier) la musique ou la littérature, comme celle du futur utilisera ce que nous ne pouvons pas connaître encore. Ce que j’ai envie d’approcher ce sont les capacités qu’ont les jeunes à bousculer les prévisions, à déjouer les scénarios déjà écrits, à renverser les situations, à être aux endroits où on ne les attend pas (ou plus). Cette jeunesse qui ose s’opposer au déterminisme, au fatalisme, à la démission idéologique généralisée. Ce ne sont pas tous les jeunes qui ont l’audace de l’impertinence comme ce ne sont pas non plus tous les citoyens qui prennent part au combat pour un monde plus juste. Je veux aller à la rencontre de ceux-là et par le théâtre essayer d’en convaincre d’autres de ne pas baisser les bras.

Comment le théâtre, art plurimillénaire, peut-il faire écho à cette jeunesse si connectée ?

Le théâtre trouve sa force dans ses faiblesses. Hors du temps, il puise parfois dans son archaïsme, sa capacité de créer du lien, du vrai, dans un face-à-face réel. Rien ne sera jamais plus puissant qu’un acteur en chair et en os proférant des mots devant une assemblée et j’utilise à dessein le même mot que celui de la politique. Il y a la jeunesse d’Antigone comme il y a celle de Roberto Zucco. Ce sont des figures parmi d’autres dans lesquelles les jeunes adultes peuvent s’identifier. Il est nécessaire pour espérer être libre dans le monde contemporain de ne pas être instrumentalisé par un système quel qu’il soit. Nous n’avons pas d’autre choix face à la déferlante du virtuel que d’être une alternative. Mais ce sont ces alternatives qui peuvent fissurer le mur qui se dresse devant nous. Le théâtre est une alternative. Une des plus belles et des plus résistantes. Parce que plurimillénaire justement.

La pièce aborde également la question de la place de la femme dans nos sociétés… Rien ne paraît avoir changé, non ?

Je participe depuis plusieurs années aux réseaux Hommes/Femmes pour la parité dans le spectacle vivant. Si effectivement la situation n’évolue pas beaucoup dans notre milieu, celui du secteur artistique pourtant très fort quand il s’agit de donner des leçons, personne ne pourra empêcher les femmes d’avancer. Elles sont dans un mouvement que rien ne peut arrêter. Mais que c’est long ! Que de stupidités face à un droit pourtant fondamental, celui de la justice et de la reconnaissance de l’égalité des compétences et des talents.

D’après vous, l’engagement politique, social ou artistique est-il intimement lié à la jeunesse justement ?

Les jeunes sont ceux qui peuvent le plus prendre des risques. Quand on n’a (encore) rien, on n’a rien à perdre. Ce qui n’est plus le cas quand la vie d’adulte est engagée et que toutes les obligations et contraintes professionnelles, familiales, financières finissent par annihiler toute forme de contestation. Ce n’est pas la règle générale mais plus se tendent les conditions de vie avec la précarité galopante et plus l’engagement impliquant une prise de risque devient compliqué. Et puis l’engagement a quelque chose de romantique qui est peut-être réservé à la jeunesse ? Et si c’était à eux de nous apprendre ou de nous réapprendre le chemin de la liberté. J’aime penser ça.

Pouvez-vous nous parler de la scénographie de la pièce ?

Anabel Stehaiano, la scénographe, a choisi de créer un espace intemporel qui peut à la fois faire penser au marbre de l’antiquité et aux terrasses du bord de la Marne. Un espace unique où se déploient différents lieux : des intérieurs comme des extérieurs, un espace à compléter, à habiter et même à saccager. C’est un décor passerelle entre hier et aujourd’hui, entre le palais des enfants d’Ulysse et un pavillon de banlieue. Au milieu coule une rivière… C’est une proposition assez radicale qui doit être éclairée, habillée par le graphisme d’une création vidéo et surtout apprivoisée par le trio d’acteurs qui n’auront aucune possibilité de réalisme.

Quels sont vos partis pris de mise en scène ?

Je veux me mettre au service du texte tout en cassant son aspect littéraire, je veux dire par là qu’il s’agit de faire oublier qu’il est écrit comme une suite de monologues. Et donner de l’énergie aux mots pour qu’ils percutent et excitent l’envie d’empathie pour les personnages. Je vais chercher les secousses, les fulgurances, les surprises, les audaces. Ma grande inquiétude a toujours été d’ennuyer. Il faudra trouver le rythme juste sans excitation mais avec une vivacité qui s’accorde avec le propos. Cette volonté de vigueur sur le plateau autorisera en contrepoint à des arrêts sur images quand l’image le demandera, quand le sens l’exigera.

Les mythes de notre littérature ont-ils encore du sens aujourd’hui ?

La réponse n’est-elle pas dans la question ? Bien sûr qu’ils ont du sens. Même s’il faut se méfier de ne pas se laisser encombrer par leur poids. Je ne veux pas utiliser les références à l’excès. La pièce doit être lisible pour tous sans mode d’emploi, sans notice explicative. Les mythes peuvent aussi s’appréhender par l’énigme. Je ne fais pas de théâtre pour érudits ou initiés. Alors la force des mythes, oui, mais à condition qu’ils se diffusent dans le récit contemporain sans lourdeur ni suprématie. Dans la pièce « Deux enfants » le mythe est présent même si l’auteur taille dedans à grands coups de remises en question.

Quelle est votre ambition avec cette nouvelle mise en scène ?

Que la pièce rencontre son public. Je n’en ai pas d’autres ou alors elles sont secondaires. Mais pour cela il faut travailler chaque détail, sculpter chaque instant, prendre soin de chaque image. Une mise en scène est à chaque fois un nouveau défi. J’aborde un texte comme on entre dans un paysage inconnu qu’il va me falloir comprendre et dans lequel je vais avoir à guider les acteurs.

Questions L’Agenda Stéphanois à Gilles Granouillet

Gilles, comment se porte le Théâtre Le Verso et la compagnie Traveling Théâtre ?

Je dirai : c’est un petit navire courageux qui vogue par gros temps.

Tu es plutôt prolifique en tant qu’auteur… L’écriture est-elle pour toi un besoin vital ?

Oui, c’est très important pour moi. L’écriture est un endroit essentiel. À la fois un espace de liberté et un endroit d’exigence qui me prend beaucoup d’énergie. Un puits sans fond.

Pourquoi le thème de la fratrie est particulièrement présent dans tes écrits ?

Peut-être parce justement je n’ai pas connu cette relation ? Comme si je cherchais à reconstruire une chose qui m’a échappé ? Dans « Deux enfants » ce qui m’intéresse c’est l’évolution de cette relation. Comment deux être proches finissent par se perdre. L’éloignement est un thème qui traverse beaucoup de mes pièces au-delà du rapport frère-sœur.

Quel regard portes-tu sur cette jeunesse justement ?

Je suis frappé de voir qu’aujourd’hui nous vivons dans un pays qui aime peu sa jeunesse. C’est flagrant dans le monde du travail et dans l’image que nous renvoient les médias. On aime ses propres enfants mais on repousse souvent les jeunes. Ne pas aimer la jeunesse c’est ne pas aimer l’avenir, ne croyez-vous pas ? Pas très étonnant dans une société qui se replie sur elle-même. Je ne dis pas : « les jeunes sont formidables !!! » simplement parce que « les jeunes » ça ne veut rien dire. Je trouve que nous, adultes, nous ne leur tendons pas beaucoup la main nous n’allons pas au-devant d’eux. Ça se paye, forcément.

Dans quelle mesure ton regard en tant que père influence-t-il ton écriture ?

Tous les auteurs sont traversés par ce qui leur arrive dans leur vie privée et être père, ce n’est pas une petite affaire. On n’écrit pas les mêmes choses à 50 et à 20 ans simplement parce qu’on ne vit pas les mêmes choses.

La famille, c’est donc là où tous les enjeux se concentrent ?

La famille c’est un très bon endroit pour situer l’action. Même s’il s’agit d’une non-famille. Un type seul chez lui. Parce que tout le monde saura de quoi on parle. Tout le monde « connaît » la famille, le groupe la tribu et ce qu’elle implique. La famille raconte aussi les générations, donc le temps qui passe. L’éloignement et le temps qui passe, voilà deux sujets très liés et qui me passionnent.

Pourquoi cette référence à un mythe Antique ?

Aujourd’hui tout est nouveau !!! Ou plutôt notre société hypermédiatique veut nous faire croire que tout est nouveau, tout est évènement, révolution !!! Une façon de nous acculturer, de nous couper de l’histoire. Si on y regarde de plus près, les forces profondes qui nous gouvernent, ce qui fait l’humain, une société, tout cela change peu. Commencer cette pièce dans l’antiquité c’est pouvoir dire : ce qui nous habite au fond traverse les âges.

Tu as la particularité d’écrire, de mettre en scène, de diriger une compagnie et un théâtre. N’y a-t-il pas de quoi devenir schizophrène ?

Schizophrénie pas du tout, fatigue certainement ! Pourquoi Schizophrène ? Ou alors nous sommes nombreux : Olivier Py, Pommerat,… Molière !!!!!

Avec le recul, quel regard portes-tu sur ton parcours ?

J’ai du mal à me retourner. Je suis peut-être encore un peu jeune pour le faire. Je me suis tout de même rendu compte que je souffre d’un « défaut de légitimité » dont je suis responsable. C’est une sorte d’atavisme social qui freine en te faisant dire « suis-je légitime, serais-je compétent ? » Alors que d’autres ne se posent pas la question. La reproduction sociale passe aussi par là.

Tu es également très attaché à la ville de Saint-Étienne. Comment définir cet attachement ?

« On n’est pas d’un pays mais on est d’une ville où la grande artère sillonne le décor ». C’est important d’être de quelque part. Ça donne de la force.

Tes prochains projets et/ou engagements ?

Des commandes d’écriture, faire grandir le Verso, mais plus généralement être en phase avec moi-même. Vaste programme !