Directeur de notre précieux centre dramatique national la Comédie de Saint-Étienne, Arnaud Meunier n’en est pas moins un créatif. Il a mis en scène « J’ai pris mon père sur mes épaules », un spectacle écrit par Fabrice Melquiot, avec entre autres acteurs Philippe Torreton et Rachida Brakni, et qui, après une tournée dans quelques villes de France, revient à Saint-Étienne pour plusieurs représentations. Cela nous a donné l’occasion de le rencontrer pour évoquer à la fois cette œuvre remarquable, et quelques autres sujets culturels.

Alors comment ça va, comment va la comédie, l’école, le public ?

Plus que bien. On est même surpris à quel point ça va bien. C’était un vrai défi de savoir si le public nous suivrait dans la nouvelle Comédie. Lors de la première saison, nous avons été très soutenu puisque le public avait augmenté de 25 % par rapport à l’ancienne Comédie. Nous en sommes à notre deuxième saison, et nous avons vendu plus de billets que la saison dernière alors que nous ne sommes qu’en mars. Nous nous acheminons vers une saison historique. Le public nous suit vraiment, et sur des propositions artistiques très différentes. Si on prend par exemple le spectacle de Nathalie Béasse, Le bruit des arbres qui tombent, la salle était pleine, et on ne peut que s’en satisfaire. Nous faisons en sorte que les gens aient beaucoup de curiosité et de gourmandise pour toutes les propositions théâtrales que nous faisons.

À quoi penses-tu que cela est dû ?

Je pense que cela est dû à trois choses. D’une part il me semble que plus personne ne se demande pourquoi on a déménagé la Comédie de Saint-Étienne. Le lieu est également vraiment réussi et nous rend très fiers. Et enfin le projet artistique a vraiment trouvé sa dynamique. Nous voulions présenter un état de la création théâtrale aujourd’hui, avec ses différentes esthétiques et je crois que le public adhère à cela.

La Comédie est un centre dramatique national. Quelles sont ses principales missions ?

La mission principale d’un centre dramatique national et d’être un lieu de créations. Alors que les scènes nationales sont des lieux de diffusions. Concrètement, cela veut dire que lorsque le public voit les brochures de nos différents spectacles, il ne voit que la partie visible de l’iceberg. Tout au long de l’année nous répétons des spectacles ici, dont la plupart ont été créés à Saint-Étienne, et ensuite ils vont tourner dans toute la France, voire bien au-delà. Une autre spécificité des lieux de création, c’est qu’au moment où nous programmons des spectacles, nous ne les avons pas encore vus. Puisqu’ils vont être créés en cours de saison. Cela veut dire que nous faisons confiance aux équipes artistiques que nous connaissons, dont on suit et apprécie le travail, mais quand ils viennent nous voir le projet n’existe que sur le papier ! Nous avons aussi une mission de formation, puisque nous sommes un centre dramatique national, mais aussi une école supérieure d’art dramatique.

Y a-t-il une sélection pour pouvoir présenter un spectacle à la comédie ?

Oui. Il y a d’abord un conseiller à la programmation, François Béchaud, qui passe son année à voir des spectacles, à recevoir des artistes, à visionner des vidéos, à lire des textes. Il repère ce qui lui paraît intéressant et peut ainsi peser sur les réunions de programmations dans lesquelles nous sommes au nombre de quatre pour qu’il y ait une place pour l’émergence, les découvertes, ou pour suivre le travail des compagnies régionales puisqu’il est aussi expert à la Drac. C’est donc lui, la première porte d’entrée. Et lorsque le niveau de concrétisation est très fort, c’est à ce moment-là que j’interviens.

Tu es directeur, mais aussi metteur en scène. Nous allons donc parler un peu de ta nouvelle création. Quel a été l’initiateur, le déclic qui t’a donné envie de créer ce spectacle ?

Il y a tout d’abord une relation avec Fabrice Melquiot qui est assez forte. Nous nous connaissons depuis 2002, une relation ancienne qui remonte à l’époque où nous n’étions ni l’un ni l’autre connu dans le métier. Cette relation fait que depuis que je suis à la Comédie, il y a eu à chaque saison des créations de Melquiot, produites ou coproduites. J’aime particulièrement plusieurs de ses dernières pièces  : Days of Nothing , Page en construction et Moby Dick par exemple qui fut déjà une commande d’écriture pour une création à La Comédie de Saint-Étienne, mis en scène par Matthieu Cruciani. Fabrice est également l’auteur que nous avons le plus programmé à La Comédie depuis mon arrivée à Saint-Étienne et il est venu plusieurs fois, à l’occasion de bals littéraires, du feuilleton Docteur Camiski ou du projet Et maintenant  ? , associant des jeunes amateurs à notre ensemble artistique pour l’ouverture de la nouvelle Comédie. Cela faisait un petit moment que nous nous disions qu’il fallait que nous fassions un spectacle ambitieux, avec un grand plateau, et de sortir des formats de 1 heure 30. Là, nous avions envie de partir sur une épopée qui parle de la France d’aujourd’hui. C’est évidemment un vaste sujet. Nous avons donc orienté notre spectacle en direction de la France qui souffre, de la France des laissés-pour-compte. La thématique que j’avais donnée à Fabrice est celle du fossé qui nous sépare entre inclus et exclus, urbain et ruraux, jeunes et vieux… dans une France post-attentats puisqu’au moment où on se parle avec Fabrice, nous sommes quelques mois après les attentats de 2015 à Paris. Nous voulions aussi avoir des comédiens représentatifs de la France cosmopolite d’aujourd’hui.

D’où ce casting avec Philippe Torreron, Rachida Brakni, Bénédicte Mbemba, Riad Ghami etc. Puisqu’on en parle. Un choix évident ?

Oui. C’est l’un des cadeaux que m’a fait Fabrice. Il m’a dit : fais-moi une liste des acteurs avec lesquels tu aimerais travailler. Je lui ai donc fait une liste de comédiens, et il a écrit pour eux.

C’est une chance pour des acteurs ?

Oui car c’est très rare. Mais c’est aussi l’avantage de la commande d’écriture. C’est évidemment un risque, puisque si on se plante, si on est déçu par ce qui est écrit ou qu’il faille renoncer au projet. Là, avec « J’ai pris mon père sur mes épaules » j’ai immédiatement été emballé et séduit par l’écriture de la pièce. Nous avons une belle complicité qui je pense se ressent sur scène.

C’est une écriture à deux avec beaucoup d’allers-retours entre vous ?

Ce qui est bien c’est que chacun est dans son rôle. Après lui avoir donné la thématique de la pièce, il est parti réfléchir. Trois mois plus tard il m’a communiqué un titre « J’ai pris mon père sur les épaules » et un argument me disant qu’il allait revisiter les mythes de Virgile et ce que j’en pensais ? Je lui ai répondu « rien du tout car je ne connais pas ! Je te fais confiance et je vais de ce pas m’intéresser à l’Enéide ». Quelques mois plus tard j’avais la première version de la pièce sur laquelle j’ai réagi mais pour laquelle j’étais déjà très convaincu. La deuxième version a été transmise aux comédiens ce qui m’a permis de les engager. Fabrice est venu aux premières répétitions, au filage et le soir de la première. C’est une collaboration idéale parce qu’à la fois on ne se lâche pas, et en même temps chacun reste dans son domaine.

Parlons un peu du thème de la pièce.

Elle parle des laissés-pour-compte. C’est vraiment très net. Cela se passe dans une cité du côté de Saint-Étienne. L’argument de départ est qu’un jeune homme qui s’appelle Énée apprend dès le début de la pièce que son père a un cancer et qu’il va mourir. La question qui se pose est de savoir ce que l’on fait jusqu’à la mort du père. Et comment l’amour et l’amitié nous permettent de survivre, de tenir debout alors que le monde s’écroule. Il y a plein de choses métaphoriques dans la pièce, et bien évidemment nous n’avions pas anticipé le mouvement des gilets jaunes lorsque nous avons commencé à parler du spectacle mais ce mouvement est apparu en pleine répétition et cela a un peu interféré il faut le dire. La structure de la pièce respecte toutefois les six premiers chants de l’Énéide de Virgile et on les retrouve dans le spectacle.

Le ton général n’est pas toujours traité sous l’angle de la tragédie. Derrière la mort, la souffrance, les milieux défavorisés, il y a pas mal d’humour !

Le texte nous apporte beaucoup de clés. Dès la première lecture, je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui, le texte m’a fait rire et m’a ému. C’est assez rare, d’avoir les larmes aux yeux en même temps que l’on rit. Il y avait donc la place pour l’émotion et la comédie. Constamment, cela a été notre ligne de conduite. Nous nous sommes dit que c’est ce qui allait permettre de traverser et de surpasser où transcender la tragédie. Il y a dans le texte beaucoup d’empathie mais sans angélisme. Il n’y a pas que des gentils, des bienveillants, ils ont leurs torts eux aussi. Ce qui est beau dans cette distribution transgénérationnelle et de différentes origines, c’est que tous les comédiens sont plus ou moins issus de milieux populaires. En tous les cas c’est quelque chose qui ne leur est pas étranger. Cela se ressent sur le plateau et qui fait que la représentation est très incarnée. Ce n’est pas une idée fumeuse ou abstraite mais bien quelque chose de ressenti dans la chair, dans le corps.

L’écueil aussi de la caricature a été évité !

Ce qui est beau dans l’écriture de Melquiot c’est qu’il y a à la fois un aspect poétique et littéraire dans son travail et en même temps quelque chose de très dialogué. Il y a à la fois un langage très proche du réel et en même temps beaucoup de poésie. Il faut être en capacité de jouer avec tous ces codes du théâtre et c’est en cela que la pièce arrive à échapper au cliché.

Un mot sur ce décor incroyable !

L’immeuble c’est le 9e comédien. C’est à la fois l’îlot auquel ils sont agrippés, c’est l’île de laquelle ils n’arrivent pas à sortir, dont ils aimeraient partir mais où ils reviennent toujours, et c’est un corps vivant à lui tout seul puisque les parois laissent passer les sons, on sent la vie qui bat à l’intérieur de cette cité et cela crée l’immense proximité entre les personnages. Je précise qu’il a entièrement été conçu par les ateliers de la Comédie.

Le spectacle revient à Saint-Étienne après une tournée à Paris, Nîmes et Lyon ? Comment a-t-il été accueilli ?

Très bien. Nous avons fait plus de 30 représentations. L’accueil du public et de la critique est très positif. Notre pari, puisque cela reste une épopée, un mélodrame épique comme dit l’auteur, c’est que le spectacle à une certaine longueur qu’il faut accepter. Nous nous sommes posés la question de l’entracte mais nous avons pensé que cela casserait le rythme. 2 h 45 sans pause, c’est une vraie traversée. Si l’on compte en plus les saluts, on passe largement plus de trois heures dans la salle. Mais je pense sincèrement que c’est ce qui fait aussi le charme et la sincérité de cette pièce.

La Comédie jouit de moyens importants mais le spectacle vivant est impacté, comme la culture en général, d’une baisse de moyens. Quel est ton regard sur cette évolution ?

Il ne faut jamais ni se résigner ni désespérer. Si la Comédie a fait l’objet d’une reconstruction totale, le symbole que cela représente, et les moyens qui lui ont été accordés pour pouvoir accomplir sa mission me permettent d’être toujours optimiste. Si on se bat tous ensemble, public, professionnels, élus, je pense qu’on arrive à créer une dynamique et que ça fonctionne. Cela donne de l’espoir. Il n’y a pas de fatalité à ce que les moyens baissent constamment. Après il faut rester vigilant. On ne croise pas souvent un Jack Lang, un Jack Ralite, etc. Des gens convaincus, militants, qui ont un rapport à l’altérité, à l’ouverture, au dialogue, à la tolérance. Aujourd’hui on nous rabat les oreilles avec cela dans les discours mais dans les faits on voit bien que la politique culturelle au sens large s’étiole. Il n’y a pas de grand mouvement ni de grande dynamique. Mais encore une fois nous ne sommes pas battus d’avance. On doit faire un gros travail de démocratisation culturelle pour lequel on va rencontrer des populations de toutes sortes, qui ne mettent pas les pieds dans les milieux d’art. Des jeunes, des associations qui s’occupent d’exclusion, au fin fond des campagnes, dans les prisons, dans les hôpitaux, les maisons de retraite. Bref, on fait un travail de terrain considérable pour constamment être dans la philosophie de Jean Dasté, c’est-à-dire un par un, un plus un, amener au théâtre des gens qui n’en n’ont pas l’habitude. Mais cette démocratisation culturelle va jusqu’aux élites. Même les classes plus favorisées ont un peu perdu l’habitude sociale de venir dans les lieux de culture. On le constate. Les jeunes générations n’ont pas été biberonnées aux mêmes habitudes et ne pas fréquenter les lieux de culture est moins stigmatisant qu’il y a 20 ans. De la même manière un élu qui n’a aucune culture, qui ne va rien voir, même si c’est un peu surprenant, ce n’est plus gênant aujourd’hui ! Je fais donc très attention à tout cela et essaye de faire venir tout le monde. Et ça porte ses fruits. Cet outil appartient à tous. Il est financé par l’argent public ne l’oublions pas. 70% de subventions pour 30% de recettes propres c’est pas si mal, on fait partie des bons élèves. On fait donc attention à pratiquer des tarifs imbattables. On est sur un prix moyen autour de 10 euros. On est un théâtre d’ADN populaire et on se débrouille pour rester accueillant, bienveillant, chaleureux, vivant. Une ruche artistique dans laquelle il fait bon vivre et pas une institution hautaine, prétentieuse ou hermétique.

Est-il possible que nous glissions vers des financements uniquement destinés aux grosses institutions, en laissant un peu sur la touche les structures de taille plus modeste ?

Aujourd’hui, nous sommes dans un système de financements croisés. Que ce soient les compagnies ou les établissements, nous avons besoin de la Région, de la ville, du département, de l’état, de la métropole. Peut-être de moins en moins la ville et de plus en plus la métropole. C’est peut-être ça aussi l’avenir. La métropole sera amenée à avoir des compétences vers la culture. La difficulté pour tout le monde c’est d’arriver à séduire pas uniquement les élus locaux mais tout le monde. C’est du coup plus difficile pour un certain nombre d’artistes ou de compagnies et que ce soutient là est plus compliqué à obtenir d’un certain nombre de partenaires. Il y a donc une petite tendance à dire que si je suis le seul partenaire, quelle légitimité j’ai si les autres n’y vont pas ? Pour toutes ses compagnies ou lieux, ce travail là était moins nécessaire à faire il y a encore 10 ou 15 ans. Aujourd’hui il est quasiment incontournable. Il faut voir la Comédie non pas comme un mastodonte budgétivore qui piquerait les subventions de tout le monde mais plutôt comme une locomotive qui entraîne et qui irrigue le territoire et les autres. Quand on a fait le rebond de la biennale de la danse avec Saint-Étienne Métropole, j’ai fait le boulot de convaincre Dominique Hervieu. Elle a fait le boulot de séduire les élus et ensemble on a réussi à faire que 8 lieux et 12 spectacles rien que dans le IN puissent avoir lieu. Pour cela, nous n’avons pas pris un euro de subvention supplémentaire, pour bien montrer que la Comédie est une force d’entraînement et que c’est cela qui se passe au quotidien. Nous essayons de travailler avec tous les lieux, d’inventer des choses avec eux, et d’une année à l’autre les partenariats changent, mais nous avons une attention constante. Nous partageons le même territoire et on se bat tous pour les mêmes objectifs : essayer de faire que la création soit de la meilleure qualité possible et toucher des gens les plus différents possibles.

Un dernier mot sur la prochaine saison. Tu peux m’en dire quelque chose ?

Oui. La prochaine saison va être très belle. En tout cas une fierté dont je peux te donner le scoop, c’est que pour la première fois les créatrices, les porteuses de projets, les autrices, les metteuses en scène, les cheffes de collectifs vont être majoritaires dans la programmation. Depuis que je suis là, on aura augmenté constamment la part des femmes dans le projet et là pour la prochaine saison on va même dépasser la parité. CQFD !